•  Le soleil était haut dans le ciel. Les enfants courraient dans le paysage des dunes comme s'ils étaient seuls au monde, comme si le reste n'existait plus. La chaleur ne les étouffait pas, une légère brise venait agréablement les rafraichir tout en faisant voler leurs cheveux. Il n'y avait pas un nuage dans le ciel. Le bord de mer s'illuminait des rires enfantins, de leur innocence et de leur joie de vivre. Rien ne perturbait ce doux moment d'amusement et d'amitié. Le garçon poursuivait la fille sans parvenir à la rattraper, cette dernière courant plus vite que lui grâce à ses longues jambes fines. La fillette s'amusait à le provoquer, tout en prenant le temps de virevolter sur le sable, laissant le vent porter ses cheveux qui semblaient roux au soleil. Elle savait qu'il ne parviendrait jamais à arriver à sa hauteur. Bien qu'ils avaient le même âge, il faisait une tête de moins qu'elle, et la fillette prenait un malin plaisir à le taquiner sur sa taille.

    «Normalement, ce sont les garçons qui sont plus grands que les filles, pas l'inverse !», qu'elle répétait sans cesse, juste pour embêter son ami de toujours. Chose qui fonctionnait à merveille, ce dernier appréciant très peu ces remarques et tentait de se venger, sans jamais réussir. C'était devenu un jeu entre eux. Personne n'arrivait à comprendre cela, car ils n'étaient que deux dans leur univers.

    La fillette finit par rejoindre le bord de la mer, et s'assit sur le sable. Elle enleva ses sandales roses et tendit les jambes pour que l'eau vienne lui chatouiller les pieds. Son ami vint la rejoindre et l'imita. Ils restèrent ainsi quelques instants, sans prononcer le moindre mot. Ils regardèrent l'horizon dans le plus grand silence, profitant simplement du moment présent sans se préoccuper de rien. Le monde extérieur leur semblait lointain, voire même inexistant. C'était comme si le temps s'était arrêté. Soudain, le petit garçon soupira. La fillette le scruta avec curiosité, avant de lui demander ce qu'il pouvait lui arriver. Sur le moment, il ne répondit rien, et elle n'insista pas. Elle le connaissait par cœur, et avec lui, il ne fallait surtout pas le forcer à parler. Sinon, il s'enfonçait davantage dans son mutisme.

    «Dis, c'est quoi l'amour ?», qu'il lui demanda alors, après un instant de silence bercé par le bruit des vagues.

     

    *      *      *

     

    La journée a été longue. Très longue. Je traine des pieds tout en montant les marches de l'escalier pour rejoindre mon appartement, ayant l'impression que mes jambes pèsent des tonnes. Je suis fatiguée, et pourtant, je donnerai n'importe quoi pour ne jamais rentrer chez moi. Cependant, je me retrouve tout de même devant la porte, mes clés dans une main, prête à l'ouvrir. J'entre à l'intérieur, et je soupire de lassitude en voyant l'état des lieux. Encore en bordel. Comme toujours. J'avance pour aller dans le salon, et je vois mon père encore affalé sur le canapé, regardant une émission débile à la télévision avec une canette de bière dans la main, le cadavre de ses sœurs jonchant le sol aux pieds de mon cher paternel.

    «Papa ! Tu pourrais faire un effort !», je peste tout en allant chercher un sac poubelle pour entreprendre de nettoyer le salon et jeter tous les déchets accumulés dans la journée.

    Mon père me laisse faire, sans remarquer ma présence. Je sais très bien qu'il ne m'a pas écouté, comme il ne m'écoute plus depuis des mois, depuis qu'il est au chômage, mais j'ai besoin de lui parler. Je veux qu'il sache que moi, je suis toujours là, et même s'il ne fait pas attention à moi, j'ai l'intime conviction qu'il m'entend quand même. Et j'espère que le son de ma voix l'apaise et calme ses craintes sur l'avenir. Il ne m'en a jamais parlé, ce ne sont pas les genres de choses dont on parle avec sa fille, mais j'ai conscience qu'il doit en avoir. Du moins, je l'espère. Cela voudrait dire qu'il n'est pas seulement un légume qui se laisse vivre, et qui attend sagement que le temps passe et fasse son œuvre. Que derrière cette apparente coquille vide, l'étincelle de vie est toujours là, bien présente au fond de son être. Une fois que j'aie terminé ma tâche, je vais tranquillement dans ma chambre pour m'installer à mon bureau. J'ouvre mon sac de cours, et sors mes livres et cahiers. Je commence à travailler, à revoir mes cours de la journée, ceux du lendemain et à faire mes exercices. Soudain, mon téléphone portable se met à vibrer sur mon bureau, affichant le nom de mon meilleur ami. Je lis sans attendre son SMS, me demandant de venir de le rejoindre. Il n'a pas besoin de préciser le lieu, je sais très bien où il est. Je prends rapidement mes clés, et je sors de l'appartement tout en prévenant mon père que je ne rentrerai pas tard. Je prends les escaliers, et montre les marches deux à deux, m'empressant d'aller sur le toit. Une fois à destination, je vois Rick proche du bord, observant l'horizon d'un air songeur. Je m'approche doucement de lui sans prononcer le moindre mot. Je me contente de faire comme lui tout en respectant le silence. C'est lui qui m'a demandé de venir, c'est à lui d'entamer la conversation. Alors, j'attends, et je ne bouge pas.

    «J'ai toujours eu l'impression d'être le roi du monde ici. On voit tout d'en haut, et les gens en bas doivent me prendre pour un fou, m'avoue-t-il avec un sourire amusé sur le coin des lèvres. Un sourire qui le caractérise tellement.

    -Moi, j'ai seulement l'impression d'être dans un autre monde, loin de tout, je lui réponds dans un haussement d'épaules, tout en respirant un grand bol d'air frais.

    -Toujours aucune nouvelle de ta mère ?

    -Toujours.

    -Alors, j'ai bien fait de te faire venir ici.» Conclut-il avant de s'asseoir sur le bord du toit.

    Je ne tarde pas à l'imiter et nous ne prononçons plus un mot. Nous laissons le temps passer, tout en regardant le ciel changer petit à petit de couleur. Je pose doucement ma tête sur son épaule, et je ferme les yeux. Il me laisse faire et ne fait rien. J'oublie un instant mon père qui semble avoir abandonner la partie. J'oublie ma mère qui nous a abandonné et qui est injoignable depuis plus d'un mois. J'oublie mes notes qui chutent car je suis obligée de joindre études et travail pour pouvoir subvenir aux besoins du semblant de famille qui reste. L'espace d'un moment, mes problèmes s'envolent doucement, et s'éloigne de moi, me laissant enfin en paix. Je suis de nouveau moi-même, une simple adolescente parmi tant d'autres, et non plus une jeune fille qui grandit plus rapidement que la moyenne. C'était l'avantage de cet endroit complètement à part. Tous nos repères s'effacent, et rien nous ramène à notre vie quotidienne. Nous sommes comme coupés du monde, cachés dans un lieu où il ne peut pas nous rattraper. Ce lieu nous permet d'être véritablement nous-même, sans personne pour nous juger. Rick et moi venons régulièrement ici, histoire de nous retrouver entre nous, et en nous-même. Nous ne parlons jamais beaucoup, juste quelques paroles par-ci par-là. Cela nous fait un bien fou, et pour rien au monde je n'échangerais ces instants avec lui. Ce toit, c'est tout simplement le paradis.

    En regardant l'horizon, je souris. Il a raison, il a bien fait de me faire venir ici.

     

    *        *      *

     

    La fillette regarda le petit garçon d'un air intrigué. C'était la première fois qu'il lui posait une question de ce genre. Il lui demandait souvent des choses sur le monde en lui-même, sur le ciel, les étoiles, l'univers au-delà des mers, mais jamais sur les sentiments. C'était personnel et beaucoup trop complexe à leurs yeux. Ils observaient leur environnement d'un regard innocent, et ne percevaient pas les mêmes détails que les adultes, et les deux amis comptaient bien profiter de cet avantage. C'était pour cela que la question étonnait tellement la petite fille. Elle se jugeait bien trop jeune pour se préoccuper de problèmes d'adulte. Néanmoins, elle décida de répondre tout de même à sa question. Elle avait promis, tout comme lui. A chaque question qu'ils se posaient, l'autre se devait d'y répondre.

    «C'est quelque chose au fond de nous qui nous rend heureux.

    -Je suis sûr que ma maman aime mon papa. Mais je sais aussi qu'elle n'est pas heureuse. Je l'entends pleurer dans sa chambre tous les soirs quand il n'est pas là, soupira alors le jeune garçon. Alors, je te le redemande, c'est quoi l'amour ?»

    La fillette réfléchit un instant, réalisant qu'il n'avait pas tort. Ses parents avaient toujours eu des problèmes, il lui en parlait régulièrement avec la même tristesse dans le regard. Elle se trouva aussitôt idiote de ne pas y avoir penser, se contentant de ses simples références. Ses parents à elle étaient heureux ensemble, même elle avec ses yeux d'enfant pouvait le voir.

    «Je ne sais pas», répondit-elle simplement tout en fixant l'horizon.

     

    *      *      *

     

    En rentrant chez moi, je suis allée en trainant des pieds dans le salon. Mon père ronflait sur son canapé, et je ne me suis pas éternisée. Allongée sur mon lit, j'ai envie de rien faire. Je n'ai même pas mangé, et je n'ai pas le courage de faire la cuisine. Je pense que je vais aller directement me coucher, pour que la journée se termine plus rapidement. Bien que le toit soit un véritable lieu de réconfort et d'évasion, le retour à la réalité est toujours douloureux. Si je pouvais, je resterais toujours là-haut, loin de tout. En me glissant sous les draps, mon portable se met à vibrer. Rick vient de m'envoyer un SMS, et je ne peux m'empêcher de sourire. Je l'ouvre aussitôt, et le lit.

    «Bonne nuit <3»

    Deux mots. Simple. Court. Bref. Mais ils suffisent à m'apaiser. Il me connait décidément par cœur. Je ferme les yeux sur ces quelques mots, et je trouve rapidement le sommeil.

    J'ai mal dormi cette nuit. Mes songes étaient perturbés par des cauchemars. Comme souvent d'ailleurs, mais je ne fais rien pour tenter de changer cela pour la simple raison que je suis totalement impuissante. Ma vie familiale est loin d'être idéale, et mes doutes quant à l'avenir sont sans doute la cause de ces perturbations nocturnes. Je ne peux que continuer de vivre, et attendre que cela passe. Mon père ne retrouvera pas du travail demain. Ma mère ne reviendra pas à la maison. Je n'ai donc pas d'autre choix que d'avancer, et espérer que les choses finissent par s'arranger. Je me lève pour me diriger vers la salle de bain. Je prends une douche bien froide, je m'habille sans trop faire attention à ce que je mets. Mon apparence est le dernier de mes soucis, et je me fiche bien de ressembler à un sac à patates immonde. Je n'ai pas besoin d'être belle, être moi me suffit. Je vais dans la cuisine sans faire attention à mon père, dormant toujours sur le canapé. Je mange un copieux petit déjeuner, fais la vaisselle, prends mon sac de cours, et m'en vais. Je descends rapidement les escaliers, ayant trop peur d'être en retard en cours. J'avance d'un pas rapide dans les rues, courant presque parfois, évitant soigneusement les passants. Quelqu'un me héle et je me retourne. Je reconnais avec bonheur mon meilleur ami. Il me sourit, me salue et nous entrons ensemble dans notre lycée. Nous discutons un moment, avant de partir chacun de notre côté. Nous ne sommes pas dans la même classe, et malgré les apparences, nous ne passons pas tant que cela de temps ensemble. Seulement le matin. Après, il rejoint ses potes pour le reste de la journée, et je ne le vois que le soir, si nous nous retrouvons sur le toit. Chose qui n'est pas systématique. Mais cela me va. Cela ne m'a jamais posé de problème. Il a fait sa vie, tandis que la mienne est momentanément en pause. Qu'il avance est dans l'ordre des choses, et qu'il me laisse petit à petit derrière lui également. Il ne s'en rend pas compte, pas encore, mais lorsque ce sera le cas, il sera trop tard. Il sera sans doute marié avec des enfants, et se rappellera de sa jeunesse et de sa meilleure amie dont il n'aura plus de nouvelles. Il se demandera alors ce que je peux bien devenir, tout en évoquant pensivement ses souvenirs avec sa compagne. Peut-être qu'il ménera des recherches, souhaitant se remémorer le bon vieux temps en ma compagnie. Ou peut-être pas. Je n'en sais rien en fait, et cela ne me préoccupe pas. J'ignore où je serai à ce moment-là, alors, cela n'a peu d'importance. Beaucoup de personnes se révolteraient en constatant cela, et essaieraient de changer cet avenir qui manque de joie. Mais pas moi. C'est dans l'ordre des choses, et je veux simplement être lucide. Me préparer mentalement, aussi, à la perte de mon meilleur ami. Je ne lui en veux pas, au contraire, il a parfaitement raison de poursuivre le cour de sa vie. Il n'a pas à mettre son existence entre parenthèse pour assurer son rôle de meilleur ami, qui n'a d'ailleurs aucun sens, au fond. Il n'y a pas de meilleur ami, il y a juste des amis qui ont leurs qualités et leurs défauts. Ils sont tous uniques, spéciaux à leur manière, et en désigner un comme meilleur serait créer un ordre hiérarchique dans ses relations amicales. Une certaine supériorité d'un individu par rapport aux autres. Un fait qui n'a absolument pas sa place dans cet univers là, où chacun à sa place qui est égale à celle des autres. Rick n'est pas meilleur que les autres. Les autres ne sont pas meilleurs que Rick. Comme tout le monde, Rick fera sa vie, sera certainement le plus heureux des hommes un jour - du moins, je lui souhaite de tout mon cœur - et m'oubliera doucement, tranquillement. Je ne suis pas de celle dont on se souvient, mais plutôt celle qu'on oublie. Je peux jouer un rôle dans leur chemin, mais mon image disparaitra de leur mémoire avec le temps. Au mieux, je peux espérer qu'ils tentent de se rappeler de moi dans quelques années, quand ils chercheront à savoir qui avait fait, dit telle ou telle chose pour eux. Néanmoins, je n'envisage pas plus. Il serait idiot de penser que j'ai davantage d'importance.

    J'entre doucement dans la salle de cours, et salue ma voisine de table, une brune extravagante du nom de Dana. Elle est plutôt sympathique, et cela fait déjà quelques années que nous sommes toujours dans la même classe. Je l'aime bien, je la considère comme une amie à force de la fréquenter. Je passe la plupart de mon temps au lycée avec elle, mais je ne lui parle pas spécialement de mes problèmes. Je n'ai pas envie que l'on me plaigne, et cela ne regarde que moi. Seul Rick est au courant, et c'est très bien comme cela. Elle me parle de tout et de rien, commente les derniers ragots en date, se moque de l'haleine malodorante du professeur de sciences naturelles. Cela me libère, me fait du bien. Pas autant que d'aller sur le toit, mais un peu tout de même. Durant ces instants, j'ai l'impression d'être comme tout le monde, une simple adolescente qui va en cours et voit ses amis, et non plus la fille qui assiste tous les jours à la déchéance de son père. Pendant le cours d'anglais, elle profite d'une absence imprévue de la professeur pour me parler d'une chose qu'elle devait juger hyper importante.

    «Je ne sais pas si tu sais, mais il paraît que ton pote, Rick, il sort avec Holly. Tu sais, la drôle de fille avec des mèches roses. Holly Doow qu'elle s'appelle je crois.

    -Cela ne m'étonne pas, il a toujours aimé les filles qui sortent de l'ordinaire, je lui dis dans un simple haussement d'épaules.

    -C'est tout que cela te fait ? Remarque, tu étais sûrement déjà au courant, tu es sa meilleure amie.

    -Non, je n'en ai jamais rien su.»

    Mon ignorance la surprend davantage, puisque Rick et moi sommes supposés tout partager. Je ne réagis pas plus que cela. Nous nous disions tout pendant un temps, puis, les choses ont changé. Nous avons grandi, nos aspirations nous ont séparé petit à petit. Nous avons toujours nos petits moments, mais je ne sais plus rien de sa vie privée, et il ne sait quasiment rien de la mienne. Apprendre par la bouche de quelqu'un d'autre qu'il est en couple avec quelqu'un n'a donc rien de surprenant, et je ne lui en veux pas de m'avoir cacher cette nouvelle. Il fait ce qu'il veut, et me confie ce qu'il veut. Dana continue d'affirmer sa surprise, même lorsque le cours d'anglais reprend. Elle m'avoue même qu'elle nous imaginait ensemble, comme beaucoup d'autres lycéens. Ils nous jugeaient, nous trouvant trop proche pour être de simples amis. Certains avaient même fait des pronostics pour déterminer dans combien de temps nous allions nous afficher. Parmi eux, il y en a encore qui continue les paris, malgré qu'il soit avec cette Holly. Je ne suis pas surprise que Dana me raconte cela. Les gens aiment les histoires, et adorent en inventer.

    «De toute façon, cela ne durera pas. Holly ne reste jamais avec le même mec bien longtemps. Tu devrais lui dire de se méfier, il va se casser les dents avec elle», m'avertit-elle en chuchotant, avant de se faire réprimander par la professeur qui déteste les bavardages.

    Je hausse simplement les épaules en guise de réponse, m'intéressant peu à cela. Mais je sais que Rick me parlera de Holly, bientôt. Il entendra les rumeurs, et s'empressera de se justifier auprès de moi avec un air penaud. Il s'en voudra de m'avoir cacher cette information, et que je l'aie apprise par les bruits de couloir. En sortant du cours pour aller à la cantine, Dana continue de me parler des nombreux défauts de Holly, tandis que mon portable se met soudainement à vibrer dans la poche de ma veste. Je le sors aussitôt, et constate que Rick vient de m'envoyer un message.

    «Toit ce soir, après les cours ?»

    Je souris, constatant que malgré les changements il reste tout de même fidèle à lui-même. Je le connais décidément par cœur.

    «Sérieux, pourquoi tu ne sors pas avec lui ?», me demande brusquement Dana, alors que je réponds rapidement à mon meilleur ami.

     

    *       *       *

     

    Les deux enfants restèrent un instant silencieux, chacun réfléchissant à la question. La fillette regardait l'eau qui lui chatouillait les pieds, et le garçon observait le ciel. La première ne savait pas comment répondre à son ami, et le deuxième cherchait lui-même une réponse.

    «Je pense que c'est comme le ciel. C'est grand et c'est beau quand il y a du soleil. Mais quand il pleut, c'est nul, murmura alors le petit garçon tout en prenant une poignée de sable pour le laisser glisser entre ses doigts.

    -C'est comme la mer aussi. Ça peut-être calme et tranquille, mais ça peut-être aussi tumultueux, perturbé par des vagues plus ou moins grandes, renchérit son amie.

    -Mais pourquoi tout le monde le recherche ? A ton avis, pourquoi les grands cherchent l'amour alors que ça peut être nul et tumultueux ?»

     

    *      *      *

     

    Je ne suis pas rentrée directement chez moi après les cours, je n'en avais pas envie. Alors que nous venions de quitter le cours de sport, Dana m'a demandé de l'aider à préparer le contrôle de mathématiques du lendemain, et j'ai accepté bien que je n'aime pas jouer les profs. Surtout lorsque les autres mettent longtemps à comprendre. Je ne possède pas une grande patience, et je m'agace vite contre eux. Heureusement, Dana ne fait pas partie de cette catégorie là, d'où mon absence de refus. Elle n'habite pas loin du lycée, si bien que nous sommes chez elle en moins de cinq minutes. Elle vit dans un grand appartement décoré avec soin dans le respect de la modernité. Qu'il soit beau n'a rien d'étonnant, sa mère est décoratrice d'intérieur. J'aime bien venir ici, bien que je sais que Dana en profite pour me parler de sa vie privée et cherche en savoir plus sur la mienne. Notamment sur ma vie amoureuse. Surtout sur cette vie là d'ailleurs. Sauf qu'elle est inexistante et que la pauvre n'a strictement rien à se mettre sous la dent. Cela m'amuse de voir sa moue boudeuse quand je lui dis qu'il ne se passe rien de spécial dans ma vie. Mais ce n'est pas le cas aujourd'hui, à cause de l'histoire de Rick et de Holly. Elle ne cesse de me parler d'eux, critiquant Holly en énumérant ses défauts, et affirmant haut et fort que Rick serait bien mieux avec moi. Selon elle, ce serait d'ailleurs la suite logique des choses. Nous avons grandi ensemble lui et moi, et il est donc normal que nous finissons notre vie ensemble. Main dans la main. En couple. Marié avec des enfants, puis des petits-enfants. Je me moque d'elle en disant qu'elle prend ses fantasmes pour la réalité, puis je l'ai invité à se reconcentrer sur les mathématiques. A l'heure actuelle, c'est plus important que tout le reste. Surtout si elle souhaite passer les prochaines grandes vacances à la plage, et non enfermée avec un professeur particulier.

    Plus tard, en début de soirée, je pars de chez elle pour enfin rentrer chez moi ou plutôt, me rendre sur le toit. Je veux voir Rick avant de revoir mon père avachi sur son fauteuil. Mais le trajet ne se fait pas paisiblement, comme à chaque fois que je vais quelque part. D'habitude, mon esprit vadrouille à droite à gauche, me permettant de m'évader et d'imaginer une vie meilleure, ailleurs. Je rêve que ma mère soit toujours là et que mon père ne soit plus au chômage et que nous ayons la vie de famille que nous ayons toujours eu. Mais cette fois-ci, les débilités de Dana me perturbent, m'empêchant de m'éloigner de la réalité. Je ne lui ai pas répondu quand elle m'a demandé pourquoi je ne sortais pas avec mon meilleur ami. Je n'avais pas envie de lui répondre, et surtout, je ne savais pas quoi dire. Et je ne sais toujours pas pourquoi, d'ailleurs. Je ne suis jamais posée la question, elle n'avait pas lieu d'être. Il n'y avait aucune raison pour que notre relation change, et Rick n'a jamais montré un quelconque signe d'une volonté qui irait dans ce sens. Nous avons grandi ensemble, et pour moi, cela me paraît incompatible avec une relation amoureuse. Mais aujourd'hui, je ne suis pas aussi sûre de moi, et c'est de la faute de Dana qui n'a cessé d'affirmer le contraire. Et cela m'agace qu'elle ait réussi à semer le doute dans ma tête. Mes certitudes sont les seules choses que je possède, et j'ai l'impression qu'elle venait de me les voler. En montant les escaliers pour aller sur le toit, j'essaie de me persuader que ses mots n'ont pas lieu de m'influencer. Moi et moi seule connait la vérité et voit la réalité. Écouter Rick me parler de Holly ne fera que confirmer cela, et je pourrai reprendre le cours de ma vie comme si de rien n'était. Il n'en pouvait qu'être ainsi.

    En arrivant enfin sur le toit, je vois que Rick est déjà là, semblant m'attendre avec impatience. Lorsqu'il remarque ma présence, je lui souris simplement sans rien dire. C'est à lui d'entamer la conversation, il en a toujours été ainsi. Et cela continuera comme cela, jusqu'à ce que nos chemins se séparent.

    «J'imagine que tu as du entendre parler de la rumeur... De cette histoire que moi et Holly...» Commence-t-il, un peu embarrassé ayant du mal à trouver ses mots.

    Je ne peux que confirmer. J'ajoute même que Dana m'en a parlé toute la journée jusqu'à l'overdose. Ma plaisanterie ne semble pas l'amuser, puisqu'il conserve son air sérieux et nerveux qu'il a depuis que je suis arrivée. Il est bizarre ce soir, il n'est pas comme d'habitude. Il m'intrigue un peu, mais ne m'inquiète pas. Il s'en veut sans doute de ne pas m'en avoir parlé, et lorsque c'est le cas, il a tendance à exagérer les choses.

    «Sache que ce n'est pas vrai. Je ne sors pas avec elle... Holly se fait des films et croit pouvoir avoir qui elle veut... Soupire-t-il tout en me scrutant avec inquiétude, guettant ma réaction.

    -Une rumeur a forcément une source, je lui fais remarquer en fronçant les sourcils, suspicieuse à cause de son manque d'assurance.

    -Elle m'a sauté dessus hier. Elle est persuadée qu'il lui suffit de claquer des doigts pour avoir le gars qu'elle souhaite, et elle m'a embrassé, m'explique-t-il de plus en plus nerveux. Mais je peux t'assurer qu'elle ne m'intéresse pas. Pas du tout même ! Tu me crois, n'est-ce pas ? Hein, tu me crois ?»

    Je l'ai aussitôt rassuré. Je n'ai aucune raison de douter de sa parole, mais son insistance me semble étrange. Je ne vois pas pourquoi il tient tant à ce que je le crois. Cela n'a peu d'importance qu'il sorte avec Holly ou non, cela ne change strictement rien. Je l'observe avec curiosité, cherchant à trouver des réponses dans son attitude, chose que je n'ai jamais voulu faire avant. Je n'ai jamais analysé ses moindres faits et gestes car pour moi tout semble être une évidence. Nous sommes simplement les meilleurs amis du monde, et il agit comme tel. Je n'avais aucune raison de penser qu'il pouvait y avoir autre chose, sauf aujourd'hui. Ce soir, je réussis à percevoir de la tendresse dans son regard, et une certaine peur panique que j'écoute les rumeurs. Je remarque qu'il fait attention à chacune de mes paroles et qu'il me détaille d'une façon étrange. Il regarde mes yeux, puis je vois son regard baisser doucement pour fixer mes lèvres avant de brusquement détourner la tête pour observer nerveusement le paysage. Il tortille ses doigts entre eux et n'est visiblement pas aussi à l'aise que je ne l'aurais cru. Quand je pose ma tête contre son épaule comme à chacune de nos pauses détentes silencieuses, je le sens se détendre petit à petit, même s'il reste tendu. Il se force à respirer plus ou moins régulièrement, comme s'il essayait de contrôler une pulsion soudaine à laquelle il ne souhaite absolument pas céder. Au moment de rentrer chez nous, il semble hésiter, voulant apparemment me dire quelque chose avant de changer d'avis. Je reste un moment dans l'entrée de l'appartement, troublée par ce que je viens de découvrir. Je suis loin d'être idiote, il est peu probable qu'il agit ainsi par simple amitié. Tout tend à penser qu'il ne me voit plus ainsi, comme simplement sa meilleure amie. Je ne sais pas trop quoi en penser. Cela me perturbe. Il a toujours été Rick, mon meilleur ami. Je n'ai jamais cherché à le voir autrement, je n'en voyais pas l'intérêt. Mais que lui n'ait plus la même vision des choses bouscule mes pensées, me faisant succomber au doute, me perdant dans les méandres de l'incertitude. Je suis tellement ailleurs que je remarque à peine que mon père n'est plus là. Je mets un temps à le voir. Je cours ensuite dans tout l'appartement à sa recherche, puis je sors précipitamment de chez moi pour courir dans la rue. Je vais dans les lieux qu'il avait l'habitude de fréquenter autrefois. Je vais dans ceux où je n'aimerais pas le voir. La nuit est tombée depuis longtemps et je suis toujours dehors à courir partout. Je pourrais tomber sur des personnes peu recommandables, mais je m'en fiche. Je le cherche dans les moindres recoins de la ville, mais je ne le trouve pas. Je finis par renoncer, et je rentre. Il est plus de trois heures du matin. Je suis épuisée, mais je n'ai absolument pas l'intention d'aller me coucher. Une fois chez moi, je me laisse tomber sur le sol, et je ne bouge plus. Je me résous à l'évidence. Il est parti. Comme ma mère, il m'a abandonné à son tour. Il ne reviendra pas. Il doit être loin maintenant. Il est parti. Et je suis seule.

    Seule.

    Toute seule.

    Brusquement, j'éclate en sanglots. Je pleure, encore et encore. Je replie mes jambes contre ma poitrine. Je les serre dans mes bras. Je pose ma tête contre mes genoux. Et je pleure. Je hurle. Je comble le silence morose de ma maison. Je crache ma haine contre ceux qui m'ont donné le jour. Je m'égosille à leur en vouloir. Je suis prête à m'arracher les cordes vocales pour tenter de comprendre leur départ. J'oublie les voisins qui doivent prier pour que je me taise. J'oublie le reste du monde. J'oublie les obligations. J'oublie les règles. Je ne pense qu'à moi, qu'à ma douleur, qu'à ma déception. Je crie ma colère. Je hurle mon chagrin. Je vocifère ma haine. Et je me replie sur moi-même. J'exprime mon incompréhension. Je sens mon cœur se refroidir et se briser. Rien ne semble pouvoir le reconstruire. Mes yeux me brûlent. J'ai du mal à respirer. Je n'en peux plus. J'ai mal. Je souffre. Je les hais. Je suis perdue. Je ne comprends pas. Que se passe-t-il ? Pourquoi sont-ils partis ? Qu'est-ce que je leur ai fait ? Est-ce non seulement ma faute ?

    La nuit se termine. Et je suis seule.

    Je me lève, enfin. J'ai mal à la gorge. Je vais dans la salle de bain. J'ouvre la porte de l'armoire à pharmacie. Je prends une boite de médicaments au hasard. Je vais dans la cuisine. Je prends un verre d'eau. Je le remplis d'eau. Je vais m'assoir sur le fauteuil de mon père. Je pose le verre d'eau sur la table basse. J'ouvre la boite. Je sors une à une les petites pilules rondes et blanches. Je les tiens toute au creux de ma main. J'en prends une. Je la mets dans ma bouche. Je m'empare de mon verre. Je bois un peu d'eau. Je repose le verre. J'en prends une autre. Comme la précédente, je la mets dans ma bouche. Je récupère mon verre. Je bois encore un peu d'eau. Le processus recommence, doucement, tranquillement. J'ai tout mon temps. Je n'ai aucune raison de me presser. Je n'attends personne. Personne ne m'attend. Je veux me sentir partir petit à petit. Je n'ai pas peur. Je suis parfaitement calme. Bientôt, je n'aurais plus mal.

    Je n'ai plus personne. Tout le monde est parti. A quoi bon rester ici ? Autant partir aussi. Je ne manquerai à personne. Je n'ai plus aucune raison de rester ici...

    Je ferme doucement les yeux.

    Seule. 

    *      *      *

     

    La fillette réfléchit. Elle leva la tête et observa le ballet de deux oiseaux dans le ciel. Volant, virevoltant au gré du vent profitant de leur liberté absolue. Ne se préoccupant de rien. Ils vivaient pour vivre. Ils vivaient pour se réveiller, se nourrir, voler, se reproduire, voler encore et dormir. Rien d'autre ne pouvait troubler leur quotidien si paisible. Elle les enviait des fois. Elle rêvait souvent d'être comme eux, elle les idéalisait de ses yeux d'enfant. Elle voulait voler, être un oiseau.

    «Les oiseaux sont libres. Ils font ce qu'ils veulent de leur journée, et ils n'ont qu'à battre de l'aile pour aller quelque part. Ils n'ont pas peur. Mais ils ne se ressentent pas l'amour, enfin, je crois. Ils n'ont pas d'attache. Ils sont libres mais au fond, ils sont seuls. Je crois que pour les adultes c'est pareil. Ils sont seuls quand ils ne sont pas amoureux. Et la solitude, c'est pas bien. Ils préfèrent peut-être prendre le risque que l'amour soit nul et tumultueux plutôt que d'être tout seul. Être tout seul, c'est pas rigolo, et c'est peut-être pire que d'être amoureux.»

     

    *      *      *

     

    Maman... Pourquoi es-tu partie ? Pourquoi tu nous as laissés seuls avec Papa ? Tu ne nous aimais plus ? Pourquoi ? J'ai besoin de toi, Maman. Tu me manques. Papa a besoin de toi aussi. Pourquoi n'es-tu plus avec nous ? Pourquoi nous avoir abandonné ? Nous avions besoin de toi... Maman... Maman je t'aime. Reviens s'il te plait. J'ai peur. J'ai mal. J'ai besoin de toi, Maman. S'il te plait, reviens. Ne me laisse pas seule...

    Papa... Pourquoi es-tu parti toi aussi ? Pourquoi m'avoir abandonnée ? Tu ne m'aimais plus ? J'ai tout fait pour t'aider, pour montrer que moi, j'étais là. J'ai voulu combler l'absence de Maman. Je te parlais tous les jours. De mes cours, de ma vie, de tout sauf de Maman. Était-ce mon erreur ? Je ne parlais pas de Maman alors tu es parti ? Qu'ai-je fait pour que tu partes ? Papa... S'il te plait, reviens toi aussi. Je ne veux pas te perdre. Reviens. Je t'en supplie, reviens. Je ne râlerai plus, promis. Je ramènerai de bonnes notes du lycée, je te le promets. Mais reviens, c'est tout ce que je te demande. Reviens. J'ai besoin de toi. Je suis perdue. Je ne sais pas où je suis. Je ne sais pas quoi faire. Papa... Papa... Reviens. Par pitié, reviens !

    Maman... Papa... Ce n'est pas vrai, je ne vous hais pas. Mais je vous en conjure, revenez ! J'ai besoin de vous ! J'ai mal ! J'ai mal ! J'ai peur, terriblement peur ! Je suis toujours votre petite fille. Je vous aime. Revenez, s'il vous plait, revenez ! Ne me laissez pas toute seule ! Revenez ! S'il vous plait, revenez !

     

    J'ouvre doucement les yeux. Puis je les referme aussitôt. Ils me piquent. C'est désagréable. Je cligne des yeux, et tente une nouvelle fois de les ouvrir. Je ne vois que du blanc. Un plafond blanc. J'entends vaguement des sons, mais je ne parviens pas à les identifier. Je m'en fiche. Je ne suis pas partie, c'est tout ce que je constate. Je suis toujours là, sentant mes membres endoloris et ma gorge affreusement irritée, en vie. En vie. Vivante. Je vois. Je sens. J'entends. Je suis consciente.

    Je pleure.

    J'ai échoué, une nouvelle fois. Je ne regarde pas la pièce. Je m'en fiche. Je pleure juste. Je suis fatiguée. Je n'en peux plus. Pourquoi suis-je toujours là ? Je suis perdue. Seule ma douleur me permet de garder un pied dans la réalité et à ne pas devenir folle. Je ne comprends pas. Que s'est-il passé ?

    «Je suis là», j'entends soudain.

    Trois mots. Simples. Mais suffisant. Je sens une main prendre la mienne. La serrer. Fort. Fort. Fort. Je n'ose pas tourner la tête. Ce serait affronter son regard. Affronter son jugement. Affronter sa déception. Affronter sa peine. Affronter sa peur.

    Sa peur de me perdre.

    Aussitôt, le remord s'empare de moi. Pendant un moment, je l'ai oublié, tellement persuadée qu'il serait capable de continuer à vivre sans moi. Pour moi, c'était la suite logique des choses, d'une manière ou d'une autre. Il aurait emprunté un chemin différent du mien, et je ne ferai alors plus partie de sa vie. Il m'aurait oublié. Je pensais qu'il en serait capable plus tôt. Mais lorsque mon regard croise ses yeux saphir brillant d'incompréhension et d'inquiétude et fatigués d'avoir trop pleuré, je compris que j'avais tort. Malgré le temps qui passe, il ne m'oubliera pas. Maintenant ou plus tard, il ne le fera pas possédant une loyauté et une fidélité sans faille. Mes certitudes se brisent petit à petit, me démolissant encore un peu plus. Je n'ai plus de base sur laquelle me reposer. Je suis perdue. Je ne sais pas quoi dire, ni quoi faire. Je me contente de le regarder, apeurée comme une enfant.

    «Je ne t'ai pas vu arriver au lycée, explique-t-il voyant que je ne prononce pas un mot, et j'ai eu un mauvais pressentiment. Alors, j'ai fait demi-tour. Les surveillants ont essayé de m'en empêcher, mais ils n'ont pas réussi. Tu ne répondais pas... J'ai défoncé la porte et … Tu m'as foutu la trouille de ma vie ! Hurle-t-il brusquement, en proie à la panique et au désarroi, ainsi qu'à l'incompréhension de mon geste. Pourquoi ? Pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi ? Hier soir, tu allais bien ! Alors pourquoi ?

    -Mon père est parti. Je … Je suis désolée de te causer tant de soucis», je lui réponds d'une voix rauque et tremblante. J'ai honte. J'ai honte de lui faire tant de mal alors qu'il a toujours été là pour moi. Il a toujours su deviner ce qui n'allait pas et ce dont j'avais besoin. Il me connaissait par cœur, et nous avons grandi ensemble. Je suis une partie de lui. Il m'apprit qu'il avait dis au médecin que mes parents étaient en voyage à l'étranger, expliquant ainsi pourquoi ils sont injoignables. Il avait menti, sachant que si la disparition de mes parents se sait, je serai alors placée en famille d'accueil, m'éloignant ainsi de lui, la seule personne sur qui je peux vraiment compter. Je conserve le silence, mais mon regard suffit à lui faire comprendre ma reconnaissance. Ainsi que ma culpabilité et mon chagrin. Il se lève pour s'allonger à mes côtés, puis me serre dans ses bras. Je ne bouge pas. Je ne fais rien. Je me laisse aller dans ses bras, bercée par le rythme calme de sa respiration, par son étreinte réconfortante. Je ferme les yeux et je tente d'oublier le monde extérieur si pénible. Dans ses bras, j'ai l'impression d'être chez moi, en sécurité. Un petit univers que je n'ai pas envie de quitter pour retourner vers le brutal extérieur. Rien ne vaut la chaleur de sa maison pour apaiser un cœur meurtri.

    La danse des médecins en tout genre me donne mal à la tête, et de plus en plus au fil des jours. Je vais bien d'un point de vu physique, mais ils trouvent toujours quelque chose pour ne pas me faire sortir. Les psychologues et autres thérapeutes viennent me voir pour me parler et essayer de comprendre mon geste. Je ne leur dis rien, préférant le mutisme à la confidence. Ils profitent juste de l'absence de mes parents pour se donner une bonne conscience. Je veux quitter ces murs blancs déprimant qui me déchirent plus qu'ils me réparent. Mais je suis mineure et sans la signature d'un tuteur légal, l'hôpital ne peut pas me laisser partir. Ils menacent d'appeler les services sociaux. Ils veulent m'enlever le peu qui me reste. Je les déteste. Je leur crache ma haine à chaque fois qu'ils me refusent la liberté, prétextant qu'ils font cela pour mon bien. Quels imbéciles ! Je ne mange plus et les aides soignantes essaient de me faire changer d'avis, mais je m'obstine à refuser. Rick s'énerve de mon entêtement, mais je m'en fiche, affirmant que tant que l'on me laissera pas partir, je ne ferai rien, absolument rien. Peu importe ce qui m'arrivera, d'une manière ou d'une autre, je partirai d'ici.

    Un soir, dormant tranquillement sur le lit inconfortable tout en ayant pris l'habitude d'avoir l'estomac vide, je sens que l'on me secoue par l'épaule. J'ouvre un œil, marmonne, commence à râler. Une main se plaque sur ma bouche pour me faire taire, et je me tourne intriguée par cette étrange attitude. Je sursaute en voyant mon meilleur ami qui me jette des vêtements au visage me demandant de me changer rapidement. Je m'exécute sans comprendre tandis qu'il surveille le couloir. Il est habillé chaudement, avec de solides chaussures de marche aux pieds et portant un énorme sac à dos qui semble à la limite de l'explosion. Mes habits sont du même type, chauds et confortables. Une fois changée, Rick me dit de le suivre en silence et nous progressons dans les couloirs de l'hôpital prudemment, évitant soigneusement le personnel de garde. L'évasion est simple, rapide et efficace, ficelé comme si elle avait été préparée pendant des heures et des heures. Le vent froid de l'hiver fouette mon visage lorsque nous sortons par une porte de secours et je ferme un instant les yeux pour profiter de l'extérieur, de l'avant-goût de liberté. Rick me ramène à la réalité et s'empare de ma main pour m'aider à accélérer la cadence dans notre course folle. Les rues sont désertes, une nuit noire s'étant emparée de la ville depuis des heures. Nous passons facilement inaperçus, ressemblant simplement à deux jeunes s'amusant après une délirante soirée. Nous arrivons jusqu'à une voiture et Rick m'ouvre la portière de la place côté passager. Je m'installe alors qu'il s'assoit derrière le volant pour ensuite démarrer la voiture. Il s'engage dans les rues, suis un trajet qu'il connait par cœur et empreinte finalement l'autoroute. Nous sommes maintenant loin de l'hôpital et nous pouvons enfin nous détendre.

    «Je ne savais pas que tu avais ton permis, je souffle finalement, contemplant l'horizon rosé par l'aube.

    -Je ne l'ai jamais passé, m'avoue-t-il alors, avec un air embarrassé. Je suis juste en apprentissage.»

    Je me tourne alors vers lui, surprise, remarquant alors les risques qu'il prend pour moi. Il a contribué à mon évasion, a pris la voiture de ses parents sans avoir son permis et a fait certainement d'autres choses que je préfère ignorer. Cela m'étonne, Rick ayant toujours été quelqu'un de droit et honnête, mais cela me touche aussi. Il se transforme en fugitif pour moi, m'entrainant dans sa danse pour me sauver et pour éviter de me perdre. Éviter que je le perde aussi. Éviter l'inévitable afin que l'on puisse rester ensemble et unis. Quelques larmes perlent sur mes joues et je ferme les yeux. Le temps passe et je ne m'en rends pas compte. Comme s'il ne compte plus, il peut bien suivre son court que cela n'a plus d'importance. Comme à la bonne époque, Rick et moi sommes dans notre univers qui nous est propre que personne ne peut comprendre. Nous sommes dans notre bulle réconfortante, paisible, sécurisante. Personne ne peut y rentrer, ni la briser, sauf nous. Mais pour rien au monde nous souhaitons la quitter et la faire disparaître. Ce n'est pas comme le toit, la bulle peut se transporter partout, tant que nous sommes ensemble. J'apprécie cela. Pour la première fois, je me sens bien, réellement bien. Mes songes m'emmènent loin de la voiture volée, loin du monde réel, et je m'y perds avec plaisir, m'y enfonçant encore plus chaque seconde. Mais lorsque j'ouvre les yeux à nouveau, le soleil est haut dans le ciel, nous roulons toujours et je ne regrette pas d'être de nouveau consciente devant tant de beauté. Le monde réel est loin, nous l'avons quitté pour partir dans le nôtre. Je ne suis plus seule dans mes rêves, il est maintenant avec moi pour me montrer que je ne suis pas seule. Remarquant mon réveil, il me prend la main, la serre, ne la quittant que pour changer de vitesse. Mon regard se perd dans le paysage. Nous sommes entourés par de la verdure, loin du gris et de la pollution de la ville. Rick s'arrête sur le bord de la route, et nous faisons une pause pour nous dégourdir les jambes. L'air froid frappe mon visage et j'inspire tout ce que je peux, m'enivrant d'odeurs et de sensations nouvelles. J'enlève mes chaussures et je marche pieds nus dans l'herbe humide qui me fait frissonner et me chatouille. Je ferme les yeux et je m'évade. Rick s'approche de moi, me prends dans ses bras. Cet endroit perdu au milieu de nulle part n'est pas ma maison, mais je m'y sens chez moi. Il n'y a pas de murs, ni de toit, juste une route et la nature à perte de vue mais j'y suis bien et je pourrais y rester longtemps sans être gênée. Lieu d'apaisement et de sécurité, de calme et de sérénité, de paix et de bonheur, coupé du monde et loin de toute existence néfaste. Le temps n'a plus de prise sur nous, et peu importe le passé et le futur. Ils ne sont plus. Il n'y a que le présent.

    Nous remontons en voiture et nous continuons de rouler. Encore et encore. Le paysage continue de défiler sous mes yeux, verdoyant et insouciant des problèmes du monde, disparaissant de ma vue aussi rapidement qu'il est apparu pour laisser place à d'autres êtres naturels illuminés par le soleil. Mes songes s'évadent, survolent au-delà du visible et dépassent le réel. Mon environnement m'échappent, un sentiment de libération s'installe et un sourire s'esquisse sur mon visage.

    La voiture s'arrête, Rick ouvre la porte puis le coffre, m'annonçant que nous allons passer la nuit ici, à la lisière de la forêt. Mes jambes se déplient, se tendent douloureusement pendant que mes pieds touchent enfin le sol. J'enlève mes chaussures et laissent l'herbe me titiller les pieds avec délice. Je fais quelques pas, admire le paysage, respire un grand bol d'air et profite de cet instant unique et incroyable. Rick ne dit rien, mais je devine son sourire, son soulagement de me voir ainsi, aussi apaisée et libérée de mes problèmes et tourments. Il me tend un sandwich que j'avale rapidement et je m'assoie sur le sol pour contempler les rayons rosés au-dessus des arbres. Rick vient enfin s'installer à côté de moi, et commence à préparer un feu de camp. Je ne fais pas tellement attention à ce qu'il fait, les yeux rivés au ciel, m'interrogeant sur cette immense univers qui intrigue l'Homme assoiffé de connaissances et de découvertes. Je pense soudainement à mes parents, me demandant où ils sont, ce qu'ils font, et pourquoi ils ne sont plus là. J'ai l'impression que cela fait une éternité que je n'ai pas pensé à eux, mais me souvenir de leur visage me fait du bien malgré que cela me serre terriblement le cœur. J'ignore pourquoi ma mère est partie. Je ne fais que supposer pour mon père. Peut-être est-il parti à sa recherche. Peut-être est-il parti pour savoir comment reprendre un semblant de vie. Peut-être est-il tout simplement parti pour un nouveau monde parfaitement inconnu qui lui semblait meilleur, abandonnant souffrance et désillusions qui rythmait son existence. Leur histoire est mon mystère, et comme tout être humain, je chercherais à comprendre, un jour. Pas maintenant, je ne suis pas encore prête à effectuer cette quête, mais un jour certain, les retrouver sera mon unique but dans la vie. Je m'allonge, mes yeux se perdant dans les multitudes étoiles, mes pensées s'égarant dans les dérives de mes questions. Je respire un grand coup, appréciant cet instant de calme et de silence. La vie est une course perpétuelle, prendre le temps de s'arrêter, de faire une pause est un luxe. Il faut courir pour se lever le matin, pour aller en cours ou au travail, pour avoir son train, pour rentrer chez soi. Il faut sans cesse se dépêcher. Travailler vite. Aller vite. Penser vite. Réfléchir vite. Choisir vite. Faire vite. Cela ne se termine jamais, le monde s'enlisant dans cette folle aventure où l'ennuie n'a pas sa place. Ne rien faire n'est que peu concevable, et même si nous voulions nous adonner à cette non-activité, nous n'aurions pas le temps. Aujourd'hui, j'ai fui la course, Rick m'ayant libéré de cette absurdité. Nous l'avons quitté tous les deux, sans nous poser de questions, faisant confiance en l'avenir et en l'autre. Peu importe ce qui nous attendait demain, nous avions tout notre temps. Notre vie ne nous convenait plus, courir n'avait aucun sens. Cela a toujours été ainsi. Nous aimions le toit pour son calme et pour le temps qui s'envolait au loin. Dorénavant, il n'a plus aucune prise sur nous. Nous avons pris le luxe de regarder les étoiles, de laisser le vent nous bercer dans nos songes, de ne rien faire que de nous évader. Mes yeux se ferment, et mon esprit ne fait plus qu'un avec les airs, virevoltant au-delà de l'imagination. Enfin, je peux me reposer.

      

    *      *      *

     

    «Tu crois que ma maman a peur d'être seule si elle n'avait plus mon papa ? Demanda alors le petit garçon, après avoir réfléchi aux paroles de son amie.

    -Je ne sais pas, peut-être. Cela expliquerait tout.

    -Mais je suis là, moi ! Répliqua-t-il, troublé, serrant de plus en plus fort une poignée de sables.

    -Tu es petit. Elle t'aime, mais tu es petit. Les grandes personnes ont besoin de grandes personnes. Les petits ont besoin des petits, pas seulement des grands. C'est comme toi. Tu as besoin de ta maman, mais tu as besoin de moi aussi. Sinon, tu te sentirais tout seul, et tu n'aimerais pas ça.

    -Et toi ? Tu as besoin de moi ?» Murmura-t-il en la regardant, alors que la fillette resserrait ses jambes contre elle, sentant les grains dorés se coller à ses pieds.

      

    *      *      *

     

    Je me suis réveillée en même temps que le soleil. Ses rayons enveloppaient mes paupières, les motivant à s'ouvrir tout doucement. Je ne bouge pas, profitant de la fraicheur matinale qui me fait frissonner. Les rêves sont toujours dans ma tête, refusant de s'en aller pour laisser place à la réalité. Je suis comme dans un cocon, emmitouflée dans mes rêveries et mes frissons. Je suis tellement bien, tellement que j'ai peur de rompre le charme si j'effectue le moindre mouvement. Je ne veux pas que cela s'arrête. Je reste ainsi pendant des minutes, voire plus, ne prêtant pas attention à pareille futilité. Puis, je finis par me retourner, étonnée de ne pas entendre un quelconque son provenant de Rick. Je ne le vois pas. Je me redresse subitement, le cherchant du regard, me demandant où il se trouve. Mon cœur tambourine dans ma poitrine, animée par le stress et la peur. Je hurle son nom à en perdre la raison, craignant le pire, terrifiée d'être seule. Il est mon pilier, il est une partie de moi, et sans lui je ne suis absolument rien. J'ai conscience du bonheur éphémère, mais je ne veux pas l'égarer maintenant. Je crie à en avoir mal, je me lève et m'égosille plus fort. Je n'arrive plus à respirer, je tourne sur moi-même, complètement déboussolée, désorientée, ne sachant plus qui je suis ni où je suis. Je ne suis qu'une frêle chose au milieu d'un gigantesque monde, et il est mon guide, ma boussole. Mes doigts s'entremêlent dans mes cheveux, les larmes se déversent sur mes joues, je ne suis plus qu'un avec la panique. Tout va trop vite, et je n'en peux plus.

    Soudain, deux mains m'empoignent par les épaules. Tout s'arrête. Je ne vois plus rien, sauf deux yeux bleus comme le ciel un jour d'été. Mes cris s'estompent. Ma respiration revient à la normale. Quelques larmes continuent de couler avant de cesser. Le silence naturel reprend ses droits et il me prend dans ses bras. Je m'accroche à lui comme si ma vie en dépendait, refusant qu'il s'en aille, qui s'éloigne de moi. Je le hais de m'avoir laissée seule, mais je l'adore de m'être revenue. Il me serre contre lui autant que moi je m'agrippe à lui. Je sens son odeur, je sens sa présence, j'entends les quelques mots qu'il murmure au creux de mon cou. Plus rien ne compte à part ce que me transmettent mes sens.

    «Ne me fais plus jamais ça. Ne me laisse pas. Promets moi de ne jamais m'abandonner, je le supplie le cœur battant au rythme de mes peurs.

    -Je te le promets.»

    Nous restons quelques instants ainsi, sans faire le moindre mouvement. Le soleil continue sa monté au ciel tandis que nous sommes immobiles, comme si le temps n'avait aucune prise sur nos existences. Je me détends, mais refuse toujours de m'éloigner physiquement de mon meilleur ami. L'idée même me paraît encore absurde, et Rick ne cherche pas non à me tenir à l'écart. Il s'éloigne un peu tout en prenant ma main dans la sienne pour maintenir le contact. Étonnamment, cela me suffit. Je sens qu'il est là, même si ce n'est plus sur chaque parcelle de mon corps. Ce simple contact remplit la nécessité de sa présence. Il est libre de ses mouvements, tout en continuant à être à mes côtés. C'est tout ce dont j'ai besoin en ce moment.

    Nous remontons dans la voiture, et nous poursuivons notre chemin dans notre monde, quittant davantage la réalité. Les paysages défilent sous nos yeux, et cela m'emplit de joie. J'imprime chaque image dans mon esprit, ne voulant pas les oublier et effacer cet agréable égarement. Depuis le départ de ma mère, je ne m'étais pas sentie aussi bien. Le toit de l'immeuble s'étend au bout du monde et mes problèmes semblent être restés derrière moi, dans la chambre d'hôpital. Je suis aussi légère qu'une plume, débarrassée de mes vieux démons qui n'inspiraient qu'à m'aspirer vers le fond du gouffre. J'ignore où Rick m'emmène, mais je sais qu'il est l'ange qui me sauve des démons et ne cherche qu'à me mettre en sécurité, loin des êtres malfaisants. Totalement en confiance, je ferme les yeux et me laisse porter par l'avenir. Peu importe ce qui m'attend, je sais que je serai bien.

    Plus tard, la voiture s'arrête. Rick sort du véhicule et ouvre ma portière pour m'inviter à descendre. Son sourire m'indique que nous sommes arrivés à destination. J'en suis que plus intriguée, et je le suis avec impatience. Le vent fouette de plus en plus mon visage, au fur et à mesure que nous grimpons la colline. Mes cheveux s'envolent dans tous les sens et me barrent la vision. Je tiens fermement la main de mon meilleur ami, craignant de m'égarer dans cet océan d'incertitude et d'aveuglement. Il est mon seul guide, lui seul sait où nous allons. Je le laisse m'emmener, peu importe ce qui se trouve au bout du chemin. Nous arrivons en haut, j'ouvre les yeux tandis qu'il me libère la main pour aller faire quelque chose. Je n'y prête pas attention, mon regard se perdant dans l'immensité bleu qui s'étend devant moi, au pied de la colline et des dunes de sables. Je reconnais cet endroit, mais je ne l'avais jamais vu de cette manière. Le paysage est calme, paisible, rien ne semble perturber ce cadre naturel qui suit simplement son cours. Je me revois courir entre les dunes, et sauter à pieds joints dans les vagues. J'entends de nouveau mon rire d'enfant, et ressent mon insouciance de l'époque qui faisait gonfler mon cœur de bonheur. Je m'imagine encore toute petite face à ce gigantesque décor impressionnant. Mais aujourd'hui, j'ai l'impression de revoir ce lieu d'un œil nouveau, toujours aussi émerveillé par tant de beauté, mais avec le sentiment de dominer les éléments, parfaitement intouchable comme s'ils n'avaient aucune prise sur moi. Je respire profondément, ferme les yeux et tend mes bras, comme pour me laisser porter par le vent. Je savoure chaque sensation comme si je les redécouvrais, comme si elles étaient totalement nouvelles. J'ai presque l'impression de voler.

    J'entends Rick derrière mon dos, qui laisse tomber quelque chose de lourd sur le sol. Je quitte mon nuage et je me retourne, pour découvrir tout un tas d'objet et une voile juste en face de lui. Il s'agenouille et commence à les manipuler tandis que je l'observe avec curiosité. Je finis par lui demander ce qu'il peut bien fabriquer, avant qu'il m'offre un sourire narquois et remplit de fierté.

    «Tu te souviens de quand on était enfant et qu'on venait ici avec nos mères ? Me demande-t-il d'un ton léger. Tu avais toujours le nez en l'air et tu admirais les oiseaux dans le ciel. Aujourd'hui, je vais te donner l'occasion de te sentir comme eux.»

    Mon visage ne cache pas ma surprise. J'ai du mal à croire qu'il se souvienne d'un si petit détail que j'avais moi-même presque oublié. Il est vrai que ces volatiles m'ont toujours fascinée et comme beaucoup de monde, j'ai rêvé un jour de pouvoir agir de la même façon qu'eux. D'être un oiseau, libre et insouciant. Mais jamais je n'aurais pu imaginer que cela soit possible un jour. Je regarde tour à tour l'océan et la voile, et mon côté rationnel reprend soudainement le dessus.

    «Mais ce n'est pas dangereux, si proche de la mer et du large ? Je croyais que cela se faisait en montagne.

    -Certes, m'avoue-t-il avec honnêteté mais sans manifester une quelconque forme d'inquiétude. Mais, tu me fais confiance ?»

    Je ne tarde pas à acquiescer, sans la moindre hésitation, même si la crainte me sert le ventre. Je ne suis pas rassurée, mais une nouvelle fois, je lui remets ma vie entre ses mains. Je l'avais suivi dans ma fuite de l'hôpital sans poser de questions, et jusqu'à maintenant, rien n'indiquait que j'avais fait le mauvais choix. Alors, tandis qu'il m'équipait, je fais s'évader mes peurs et renouvelle ma confiance en lui. Il est tout pour moi, je suis tout pour lui. Jamais il ne ferait quoique ce soit qui pourrait me faire du mal. Mon regard se perd dans l'horizon, oubliant l'espace d'un instant le présent et l'avenir me concentrant uniquement sur l'étendu bleu qui me fait face. J'ai beau sentir Rick derrière moi, je l'ignore, obnubilée par la mer. J'entends quelques mots, et je suis leur sens. Je m'avance, accélérant dans la descente, avant de sentir un brusque mouvement de recul. Je continue cependant à avancer et bientôt, mes pieds ne touchent plus la terre et je suis suspendue dans le vide. Je perds aussitôt tous mes repères et je me raccroche uniquement à Rick qui est derrière moi. Le vent nous enveloppe, et nous devons ses choses. Nous sommes les instruments de l'air, et nous nous laissons guider au gré de ses envies. Je ne contrôle absolument plus rien, je ne peux pas anticiper le futur et étrangement, je ne suis jamais sentie aussi libre. Lâcher prise et me laisser simplement vivre me fait du bien, et je profite de ce nouvel angle qui s'offre à moi. Mon regard ne sait pas où se poser et chaque image s'imprime dans ma mémoire. Le vent s'engouffre entre mes vêtements et dans mes cheveux, mais cela n'a que peu d'importance. Coupée de tout, rattachée à rien, je me sens enfin vivante. Vivante comme je ne l'ai jamais été. Vivante à un point que je n'aurais jamais pu imaginer. Le temps semble s'être arrêté tandis que nous volons dans le ciel tel deux oiseaux et je me fiche du risque d'être emportée vers le large. Peu importe si je dois périr aujourd'hui. Maintenant, je suis en vie. En vie. Simplement en vie.

      

    *      *      *

     

    La petite fille ne répondit pas, préférant le silence aux mots. Elle observa la mer, puis le ciel et le ballet des oiseaux. Elle ne savait pas quoi dire, la réponse ne venait pas d'elle-même. Son ami attendait, mais elle ne semblait pas décidée à prononcer la moindre parole.

    «Je pense... Je pense que l'on sait pas vraiment ce dont on a besoin avant d'en avoir vraiment besoin. Dans ma tête, il est évident que tu es là pour moi, mais ce n'est pas vraiment un besoin. Enfin, je ne le sens pas comme ça. Je sais juste que tu es là, et cela me suffit.»

      

    *      *      *

     

    La descente est lente, douce, et notre danse dans le ciel se termine sans heurt. Nous posons les pieds sur le sable, revenant tranquillement à la réalité. Je quitte avec regret ce monde parallèle mais je suis quand même soulagée de retrouver cet endroit tellement familier et tellement apaisant. Je me débarrasse des dernières traces de mon envol, et je m'approche doucement de la mer. J'enlève mes chaussures et les abandonne sur la plage. L'eau vient me titiller les orteils et j'avance davantage jusqu'à ce que mes pieds soient noyés par intermittence par les vagues. Je souris, les souvenirs des jeux d'enfants me revenant en mémoire. Je me rappelle de ces journées d'été où Rick et moi venions jouer sur cette plage, où nous passions notre temps à courir entre les dunes et à nous poser des questions existentielles sans vraiment les comprendre. Nos mères n'étaient pas loin, nous surveillant du coin de l'œil, mais elles n'appartenaient pas à notre monde. Dans nos esprits, elles n'étaient que des figures lointaines, presque insignifiantes. Face à l'immensité, nous n'étions que deux, ensemble. Je ferme les yeux, me laissant submerger par ces images du passé et par mes sens. J'essaie de retrouver ces sensations, ces caractéristiques de l'enfance que j'avais perdu en grandissant, en perdant ma mère puis mon père. J'entends les cris, j'entends les rires, je vois les traces dans le sable, mais je n'arrive pas à être dans la peau de la fillette. La petite est partie dans les méandres du passé où elle y a sa place et ne viendra pas dans le présent. Elle n'est plus là, elle n'existe plus. Il ne reste plus que son souvenir.

    J'ouvre les yeux, calmement, paisiblement et je remarque la présence de Rick à mes côtés. Il me sourit, me prend la main, et se perd dans l'horizon. Je le regarde un instant, avant de me perdre dans l'océan. Quelques mots s'échappent de mes lèvres, manifestation de ma reconnaissance. Puis le silence reprend ses droits, les vagues et le vent restant les maîtres des lieux. Je ne pense à rien, profitant simplement du calme de la plage.

    Puis, je pense à mes parents. Cela fait longtemps qu'ils n'ont plus occupé mes pensées. Je me demande comment ils vont, où ils sont, ce qu'ils font, s'ils pensent à moi, s'ils sont au courant de ma fuite. Est-ce qu'ils sont fiers de moi ? Je l'ignore. Mais j'ai bien l'intention de le savoir un jour, peut-être demain ou le mois prochain. Quand le moment sera venu.

    En attendant, je les chercherai, et je ferai tout pour qu'ils soient fiers d'être mes parents, pour que nous soyons de nouveau une famille. Car c'est ce qu'il y a de plus important.

    Un jour, nous serons une famille, encore une fois.

      

    *      *      *

     

    Suite à ces mots, le petit garçon se leva et enfonça ses mains dans le fond de ses poches. Il avait la tête baissé, fixant les vagues tombant à ses pieds. La fillette fit la même chose, brusquement au prise de la culpabilité. Elle eut peur de l'avoir vexé. Elle lui prit alors la main, et lui sourit doucement lorsqu'il releva la tête. Un sourire apparut aussitôt sur son visage, et ils regardèrent tous les deux le paysage qui leur faisait face. Main dans la main.

    Ensemble.

     

     

     

    Estelle, Octobre 2013----- 

     

     


  • Commentaires

    1
    Mercredi 23 Avril 2014 à 12:35
    Silveriss

    Waaaaah.... Je veux faire du parapente sur la plage, moi aussi !

    Plus sérieusement, c'est vraiment... calme. Apaisant. Vivant. Agréable. Poétique.

    En fait, je peux résumer ce que je ressens, là, maintenant, tout de suite, en un mot : Merci.

    A toi de comprendre wink2

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