• Ce jour-là, à l'instant où j'ai ouvert les yeux sur une nouvelle journée, j'ai vu le ciel gris par l'unique fenêtre de mon petit studio. Je n'avais pas de volet, le propriétaire les ayant enlevés dans l'intention de les changer. Ça faisait deux mois qu'il était censé le faire. Je suis restée allongée sur mon canapé lit pendant plusieurs minutes, contemplant le temps morose qui devait en attristé plus d'un. Puis, je me suis décidée à me lever, pour ensuite préparer le petit déjeuner, m'habiller et aller en cours. Je ne mangeais presque rien le matin, je n'avais jamais faim. Il ne me fallait pas beaucoup de temps pour être prête à sortir, puisque je ne me prenais pas la tête à choisir mes vêtements, à me maquiller, à réfléchir à comment j'allais me coiffer. Je m'habillais toujours de la même façon, comme un sac. Des vêtements amples et ternes, pas de couleurs vives, pas de fanfreluches. Je ne voulais pas me faire remarquer, me fondre facilement dans la masse pour me faire simplement oublier. Je ne me maquillais pas, c'était trop superficiel à mon goût, et je donnais qu'un simple coup de brosse à mes cheveux pour ensuite les attacher rapidement en queue de cheval. Puis, j'ai pris mon sac et je suis sortie de chez moi, pour aller à pied à ma fac. Elle n'était pas très loin, seulement un quart d'heure de marche à peine. Et même si elle était plus éloignée, je ne prendrais sans doute pas un quelconque moyen de transport. Non pas que j'étais une fervente écologiste militant pour la protection de l'environnement, la nature étant le cadet de mes soucis, mais j'aimais marcher. Cela me permettait de penser à autre chose, de laisser mon esprit s'évader l'espace de quelques minutes avant de retourner dans les obligations de la vie. Je me fichais du temps, marcher était mon moyen pour ne pas devenir folle, pour affronter le quotidien sans sombrer. J'espérais que ce moment ne s'arrête jamais, et j'étais toujours un peu déçue lorsque j'arrivais à destination. C'était la fin de mon évasion. Je devais alors retourner à mon triste quotidien sans aucun intérêt que je subissais chaque jour. Je voyais les gens discuter joyeusement autour de moi. Ils étaient en groupe, ils se racontaient leur vie et semblaient se complaire dans leur existence. Ils avaient cette étincelle dans les yeux que je ne possédais pas. Je n'avais pas ce goût, cette foi en la vie. Aussi loin que je m'en souvienne, je ne l'ai jamais eu. Et je ne m'en portais pas plus mal. Je ne voulais pas courir après un hypothétique bonheur passant le reste du temps à souffrir ou à baigner dans les désillusions. Je préférais être un pantin qui laissait défiler les jours sans rien faire d'exceptionnel pour pimenter sa vie et qui se faisait oublier. De toute façon, qui pourrait bien s'intéresser à ma personne.

     

    Ce jour-là, je pensais que la journée serait ordinaire. Je suis sortie de chez moi à la même heure que d'habitude, pour aller à la fac. J'ai emprunté le même chemin, sans faire de détour particulier. Il faisait gris. Il faisait froid. J'avançais dans la rue, les mains profondément enfoncées dans les poches de mon manteau, regardant mes pieds. Mais, contrairement à d'habitude, j'ai perçu un bruit qui m'a sorti de mes pensées. Je me suis arrêtée en relevant doucement la tête. Je n'ai plus rien entendu et j'ai cru l'espace d'un instant que j'avais rêvé. Mais un autre son se fit entendre. Un cri étouffé. Une poubelle qui tombe sur le sol. J'ai hésité. Je ne savais pas quoi faire. Mon instinct me disait que quelqu'un avait des problèmes et que je devais l'aider. Cependant, mon désir de ne pas me faire remarquer me murmurait de continuer mon chemin, que ce qui était entrain de se passer dans cette ruelle ne me regardait pas. Deux parts de moi-même ont lutté. Je n'avais pas goût à la vie, ce n'est pas pour autant que je pouvais accepter qu'une autre soit gâchée. J'ai regardé ma montre. J'allais être en retard, dans tous les cas, alors autant que ce soit pour une bonne raison. Je me suis précipitée dans la ruelle, suivant les bruits qui parvenaient à mes oreilles. Deux types frappaient un troisième qui était sans défense. Les deux abrutis l'entouraient, il n'avait aucun moyen de leur échapper. Cela me révoltait, et pourtant, je me sentais terriblement impuissante. Je restais là, à assister à la scène, sans rien faire à part chercher comment je pouvais l'aider alors que ses agresseurs avaient facilement trois têtes de plus que moi. Il est tombé au sol, ne pouvant plus soutenir les nombreux coups. Alors, sans plus réfléchir davantage, j'ai hurlé. Je ne voulais plus assister à cet injuste spectacle qui devenait insupportable. Je ne voulais plus voir cet homme souffrir. Les deux baraqués ont sursauté, jetant un bref coup d'oeil dans ma direction avant de partir en courant. Ils craignaient sans doute que j'ais attiré l'attention de quelqu'un d'autre, car ce n'est pas avec ma petite taille que j'ai dû leur faire peur. Le silence s'est installé. Il n'y avait plus un bruit. Je regardais l'homme recroquevillé sur le sol, tremblant sans doute de froid et de peur. Il n'a pas levé la tête vers moi une seule seconde. Je me suis approchée de lui, doucement. Je ne voulais pas qu'il ait peur de moi. Je voulais simplement l'aider. Je me suis agenouillée sur le sol, à côté de lui qui ne m'a pas remarqué. Je ne savais pas quoi faire. J'ignorais ce qu'il fallait faire. Ce n'était pas dans mes habitudes. Je me suis penchée sur le côté, pour tenter de voir son visage, caché par ses cheveux bruns emmêlés.

    -Vous... Vous n'avez rien de casser ? Demandai-je bêtement, ne sachant pas quoi dire d'autre.

    Il ne m'a rien répondu. Un temps de silence s'est installé avant qu'il ne leva la tête vers moi. Il n'était pas beau à voir. Il peinait à respirer. Bien que cette position devait lui être inconfortable, il ne bougeait pas. Il se contentait de me regarder fixement, ce qui me mettait mal à l'aise. Je ne comprenais pas pourquoi il me fixait ainsi. Je n'avais rien d'extraordinaire. J'étais simplement une fille banale sans caractéristique particulière. Et pourtant, il ne me lâchait pas des yeux.

    -Merci. Souffla-t-il au bout de quelques minutes avant de subitement perdre connaissance, sa tête tombant contre mes genoux.

    Je me suis figée, scrutant les environs. J'étais perdue. En l'espace de quelques minutes, mes habitudes ont été chamboulées et je me suis retrouvée avec le corps d'un homme inconscient dans mes bras. J'ai respiré un grand coup afin de conserver mon calme. J'ai sorti mon téléphone de mon sac, et j'ai simplement appelé les secours. J'ai dis la vérité lorsqu'on m'a demandé ce qui s'était passé, et j'ai du répéter mon histoire à la police. Au final, je ne suis pas allée en cours. Cela m'embêtait. Je n'avais personne à qui demander le cours pour rattraper. J'allais être obligée de faire des efforts le lendemain. Lorsque je suis rentrée chez moi, je me suis laissée tomber sur mon canapé lit, épuisée. J'ai fermé les yeux, et je me suis endormie.

     

    Ce jour-là, il ne faisait pas spécialement beau. La journée a commencé comme d'habitude. Je me suis levée. Je me suis préparée. Je suis partie à la fac en marchant tranquillement. Là-bas, j'ai réussi à trouver quelqu'un qui m'a prêté ses cours. Je les ai photocopié à la fin de la journée, et je suis sortie. J'ai marché tranquillement pour rentrer chez moi. Et je suis passée devant la ruelle. Un homme se tenait sur le coin de mur. Il avait les mains dans les poches, il observait les environs comme s'il attendait quelqu'un. Je ne lui ai pas accordé davantage d'attention. J'ai continué mon chemin, passant devant lui en l'ignorant comme tout passant.

    -Mademoiselle ! Mademoiselle ! S'écria-t-il soudainement dans mon dos.

    Je n'ai pas réagi. J'ai tout d'abord pensé qu'il appelait quelqu'un d'autre. Personne ne m'appelait jamais. Alors, je continuais de marcher, comme d'habitude. Puis, quelqu'un m'a attrapé à l'épaule et je me suis arrêtée. C'était à ce moment là que j'ai compris que c'était à moi qu'il parlait. Je me suis tournée vers lui, le regardant avec curiosité pour comprendre pourquoi. Et je l'ai reconnu. C'était l'homme que j'ai sauvé.

    -Vous êtes bien la personne qui est venue m'aider l'autre jour ? Il me semble vous reconnaître. Me dit-il d'un ton calme et plein d'espoir.

    J'ai répondu d'un simple hochement de tête, ne sachant pas quoi lui dire d'autre. Je ne comprenais pas ce qu'il me voulait. J'ai rapidement compris qu'il m'a attendu ici dans l'espoir de me croiser. Ce n'était pas difficile. Mais je n'en voyais pas la raison. Certes, je l'ai aidé, mais il pouvait reprendre sa vie là où elle en était à présent. Il était inutile de me chercher, de bouleverser ses habitudes pour moi. Il m'offrit un beau sourire, qui se transforma aussitôt en une grimace de douleur.

    -Je tenais à vous remercier. Sans vous, qui sait ce qu'ils auraient pu me faire d'autre. Ajouta-t-il sur un ton qui montrait parfaitement sa reconnaissance.

    -Il n'y a pas de quoi. C'est normal. Me contentai-je de répondre dans un haussement d'épaules pour ensuite faire demi-tour dans l'intention de continuer mon chemin en le laissant derrière moi. Il n'était qu'un individu parmi tant d'autre, et maintenant, il faisait partie du passé. Il m'appela une nouvelle fois, me priant d'attendre, de ne pas partir toute suite. Je ne comprenais pas pourquoi il tenait tant à rester avec moi. Cela n'allait pas. Je voulais rentrer chez moi, comme d'habitude. Cependant, je me suis quand même retournée, pour pouvoir comprendre son intérêt envers moi.

    -Puis-je vous inviter à prendre un café ? Me proposa-t-il avec un air suppliant.

    -Pourquoi ? Lui dis-je sur la défensive.

    Je n'étais pas à l'aise avec les gens. Les gens, c'étaient des étrangers pour moi. Je ne les connaissais pas. Je ne savais pas ce qu'ils pensaient, ni leurs intentions. Et cela me faisait peur. Je n'avais aucun contrôle sur les autres qui, à chaque instant, pouvait me faire du mal.

    -Je vous l'ai dit, je tiens à vous remercier. Et un simple merci me semble insuffisant pour tout ce que vous avez fait pour moi. Me répondit-il sans se laisser perturber par mon attitude et ma méfiance à son égard.

    -Je ne vais pas avec les étrangers. Marmonnai-je en soupirant, priant le ciel pour que je sois de nouveau tranquille, loin de cet homme.

    -Je m'appelle Jeff. Jeff Benson. Se présenta-t-il alors, à ma plus grande surprise. Je ne suis donc plus un étranger.

    Je ne savais pas quoi répondre. Je ne m'étais pas attendue à une telle réplique de sa part. J'étais maintenant capable de mettre un nom à son visage qui a gardé les traces de son agression. Un visage qui affichait un air plein d'espoir, une moue suppliante, comme s'il me disait en silence d'accepter son invitation, de le suivre afin qu'il puisse me remercier à sa guise, s'acquitter de la dette qu'il avait envers moi. J'étais persuadée que la raison d'une telle envie venait de là. Il se sentait redevable. Je l'avais sauvé, il voulait se débarrasser de ce poids. Cela me semblait logique, et cela me vexait. Je ne voulais pas qu'il se serve de moi comme d'un moyen de se soulager, de vivre sa vie sans aucun remord.

    -Enchantée. Marmonnai-je tout de même au bout d'un instant de réflexion. Mais ce café est inutile. Un simple merci suffit. Vous n'avez aucune dette envers moi. Au revoir, et bonne journée. Concluai-je tout en reprenant ma route.

    J'espérais qu'il allait se décider à me laisser tranquille, qu'il allait reprendre sa vie en m'oubliant tranquillement, tandis que moi, je continuais mon bout de chemin sans grand intérêt. Je l'espérais. Mais ce ne fut pas le cas, puisqu'il insista. Je tentais de l'ignorer, mais il était bien décidé à me suivre tout en me suppliant d'accepter de prendre un café avec lui. Je ne comprenais pas pourquoi il agissait ainsi. Cela me paraissait totalement absurde. Il ne me connaissait pas, je n'étais strictement rien pour lui, et pourtant, cela lui tenait à coeur. Cela s'entendait dans sa voix, si bien qu'il a fini par me faire de la peine. J'ai fini par accepter, à la longue, tout en exigeant en retour une explication. Je l'ai donc suivi en trainant des pieds derrière lui. J'essayais de calmer ma frustration de ne pas retrouver mon studio dans l'immédiat en me disant que ce serait l'affaire d'une petite heure, au maximum. Je ne voulais pas rester trop longtemps avec cet étranger qui me perturbait plus qu'autre chose. Lorsque nous arrivâmes à un petit café plutôt tranquille en cette fin d'après-midi, nous nous installâmes en terrasse. J'ai simplement commandé un coca. Je ne voulais pas plus. J'étais nerveuse, scrutant les autres clients avec inquiétude. Je n'étais pas dans mon élément, et cela me mettait mal à l'aise. Je mis mes mains entre mes jambes serrées qui tremblaient légèrement. J'avais hâte qu'il dise quelque chose, histoire d'en finir. Je voulais rentrer chez moi.

    -Je vous ai dit comment je m'appelle, mais je ne connais même pas votre nom. Remarqua-t-il à voix haute, comme une demande déguisée. Je lui jetai un regard méfiant, me demandant s'il fallait que je lui dévoile mon identité. Je ne connaissais que son nom, et cela ne suffisait pas pour que je lui fasse confiance. Or lui donner mon nom serait pour lui d'en savoir plus sur moi, alors que moins il en saurait, mieux cela serait.

    -Mélody. Soufflai-je finalement, résignée. Je sentais que si je ne lui disais pas au moins mon prénom, il allait insister, comme tout à l'heure. Et je n'en avais pas envie. Pas du tout.

    -C'est très joli. Me dit-il avec un sourire, pensant sans doute que j'allais me détendre ainsi.

    J'ai haussé simplement les épaules, me fichant de son opinion. Comme tout le monde, je n'ai pas choisi mon prénom, et je ne voyais pas en quoi il pouvait être sujet à compliment. C'était ma mère qu'il devait féliciter pour ce choix, non pas à moi. Un serveur vint apporter notre commande, et Jeff paya pour nous deux. Je ne protestais pas, le laissant faire. Après tout, il m'avait dit dès le début qu'il voulait m'inviter. Pendant ce temps là, j'ai remarqué un groupe de filles, assises à une table voisine de la notre. Elles observaient avec attention celui que je considérais comme un parfait étranger. Elles le regardaient avec envie, en souriant, riant, jacassant comme des adolescentes. Je trouvais cela pathétique, d'autant plus que je ne comprenais pas pourquoi elles agissaient ainsi. Alors, j'ai scruté à mon tour mon voisin de table. Il était jeune, il devait avoir mon âge. Il avait des cheveux bruns en bataille, comme s'il prenait pas vraiment la peine de les coiffer un minimum. Il avait aussi les yeux marrons, un beau visage ainsi qu'une barbe de trois jours. Sans parler de ses quelques blessures. Il était bien habillé aussi, mais je n'y ai pas prêté davantage attention. Il était certes, un homme séduisant, «orgasmique» comme le qualifiaient les filles de l'autre table dont je parvenais à entendre des bouts de leur conversation. Un terme que je trouvais encore plus ridicule que leur attitude. Puis, soudainement, l'un d'elles se pencha vers ses amies et murmura quelque chose. Aussitôt après, elles se mirent toutes à me regarder avec dédain sans que je sache pourquoi.

    -Elles doivent penser que vous êtes ma copine. S'en amusa alors Jeff, qui a remarqué mon intérêt soudain pour ce groupe de jeunes filles.

    Je lui jetai un regard intrigué, avant de boire mon verre d'une traite. Je ne voyais pas pourquoi ces filles pensaient que lui et moi formions un quelconque couple. Nous étions seulement assis à une table sans même parler. Nous n'agissions pas comme deux niais amoureux, se tenant la main, se dévorant des yeux tout en se donnant des petits surnoms complètement idiots. Ceux qui jugeaient sans savoir m'agaçaient du haut point. Ils devraient se mêler de leur vie, ces gens là.

    -En fait, si je tenais tant à vous invitez, ce n'est pas seulement pour vous remercier. M'avoua-t-il subitement la tête basse.

    Je ne lui ai pas répondu. J'attendais simplement la suite de son explication, la seule chose pour laquelle j'étais ici, avec lui, avec ce type que je ne connaissais pas et que je n'avais pas envie de connaître. Je donnerais volontiers ma place à l'une des ces filles si c'était possible.

    -En réalité, je... J'ai votre visage en tête depuis que vous m'avez sauvé. Depuis que je vous ai vu, quelque chose m'intrigue. Ajouta-t-il après une minute de silence où il semblait chercher ses mots. Quelque chose semblait étrange dans votre regard, et même votre attitude m'intrigue. Je ne saurai pas en quoi, mais vous êtes quelqu'un de terriblement intrigante Mélody.

    Je ne dis rien. Je ne voulais pas répondre. Son explication ne me convenait pas, car elle montrait qu'il s'intéressait beaucoup trop à moi. Et je ne le souhaitais pas. Ma vie était parfaite comme elle était, et je ne voulais pas la voir changée. Alors, je me suis levée de table, et je suis simplement partie. Lorsque je l'ai entendu crier mon nom, j'ai couru. Sans regarder en arrière, je n'ai cessé de courir. Mes pensées se chamboulaient dans ma tête et lorsque j'ai enfin mis un pied dans mon studio, je me suis laissée tomber au sol. Je regardais le plafond sans rien faire, allongée par terre. Je laissais le temps défilé, m'en voulant un peu de m'être ainsi enfuie comme une voleuse. Mais je n'avais pas le choix. Il fallait que je parte. Je me roulais en boule comme une petite chose fragile et perdue. Je tremblais comme une feuille, ayant l'étrange impression que ce Jeff allait de nouveau croiser ma route.

     

    Ce jour-là, je redoutais le chemin du retour. Ma journée de cours était terminée, et pourtant, je trainais le plus longtemps possible au CDI de ma fac. Pour une fois, je n'avais pas envie de rentrer chez moi. J'avais peur de le croiser sur le chemin, de l'entendre insister pour que je réponde à ses questions. J'ai alors supposé que si je rentrais tard, peut-être qu'il serait déjà parti pour rentrer chez lui, las de m'attendre. Il faisait nuit lorsque j'ai dû quitter les lieux. Je n'avais plus d'autre choix que de prendre le chemin de mon studio. Il faisait froid, très froid. Je marchais vite pour me réchauffer, mais aussi pour rentrer le plus vite possible chez moi. Je n'aimais pas être dans les rues quand il faisait aussi sombre. Cela me faisait peur. Je marchais vite pour retrouver les murs rassurants de mon studio, et lorsque je suis passée devant la ruelle, je ne l'ai pas vu. J'ai soupiré de soulagement, mais je continuais d'avancer à la même allure. J'étais contente de ne pas avoir croisé son chemin, mais j'avais vite déchanté lorsque je l'ai vu attendre à la porte de chez moi, assis à même le sol. Il s'est immédiatement levé quand je me suis approchée avec méfiance, prête à m'enfuir en cas de problème.

    -Je suis désolé. Me bredouilla-t-il aussitôt, ayant sans aucun doute remarqué la crainte qu'il m'inspirait. Mais je n'ai pas pu m'empêcher de vous suivre, hier. Mais rassurez-vous, je vous promets que je ne vous veux aucun mal.

    -Pourquoi ? Lui demandai-je alors, la voix tremblante trahissant ainsi la peur que j'éprouvais en cet instant. Ce type savait où je vivais, connaissait l'endroit où je me sentais le plus en sécurité. Ce type que je ne connaissais pas, n'arrêtait pas de me poursuivre sans que je sache la raison. -Pourquoi venir me voir sans cesse ? Pourquoi ne pas me laisser tranquille ?

    -Suivez moi, et je vous promets que je vais tout vous expliquer.

    J'hésitais pendant un moment. Cet homme passait son temps à vouloir me parler, passer du temps avec moi alors que les autres préfèrent m'éviter. Il revenait perturber ma route avec obstination, comme si une force extérieure l'obligeait à le faire. Cela se voyait dans son regard que c'était important pour lui. Quant à moi, j'étais dans un épais brouillard, m'interrogeant sur ses motivations. J'étais devenue invisible aux yeux du monde, et lui seul semblait réussir à me voir, et s'accrochait désespérément à cette vision. J'étais une pauvre fille tout ce qu'il y a de plus banale, n'ayant rien de particulier qui pourrait attirer une quelconque attention, et pourtant, quelque chose l'a poussé à venir ici, devant chez moi. J'ignorais si c'était une bonne idée, mais je l'ai suivi. Nous sommes sortis dans la rue, et nous marchions dans la rue sans émettre le moindre son. Je sursautais au moindre bruit et Jeff me rassurait aussitôt sans même s'intriguer de mon attitude. Nous continuions notre chemin sans plus nous préoccuper de quoique ce soit, nous tenant à une distance raisonnable de l'autre, les mains profondément enfoncées dans les poches. Nous arrivâmes dans un parc après une bonne demie heure de marche. Il m'invita ensuite à m'asseoir à côté de lui sur un banc, juste en face d'une fontaine. Mon regard se perdait dans l'eau qui coulait, hypnotisée par l'éclat de la lune qui se reflétait dans l'eau. Jeff ne disait rien, mais je ne prêtais plus attention à lui, perdue dans mes songes.

    -C'est pour cela que vous m'intriguer. Me souffla-t-il au bout de quelques minutes.

    Je tournai alors la tête vers lui, ne comprenant pas où il voulait en venir.

    -Je l'ai remarqué ce soir là. Lorsque vous m'avez parlé, j'ai levé la tête, et que j'ai croisé votre regard. Un regard complètement vide. Vide de toutes émotions. Vide de vie. Votre regard, il n'exprimerait rien. C'était étrange, et je voulais comprendre.

    -Il n'y a rien à comprendre. Murmurai-je en réponse, tout en posant de nouveau mon regard sur la fontaine, me sentant soudainement, et étrangement, en confiance. Je ne crois en rien. Pour moi, la vie n'est qu'une absurde comédie totalement fade. Je n'attends rien de l'existence. Je me contente de vivre en attendant la fin. Je sais que je vais sans doute attendre longtemps, mais j'attends. Je ne crois pas en la vie. Je ne crois pas en l'espoir. Je ne crois pas aux sentiments. Pour moi, ce ne sont que des choses stupides qui donnent l'illusion que la vie mérite d'être vécue.

    Il n'a rien répondu. Il semblait réfléchir tandis que moi, je continuais ma contemplation de la fontaine. Puis, je l'ai senti se rapprocher de moi mais je n'ai pas réagi. Je me fichais de ce qu'il faisait. J'étais comme perdue dans un autre monde.

    -Alors, je n'ai qu'une nuit pour vous prouver le contraire. Me susurra-t-il au creux de l'oreille.

    Je me suis alors tournée vers lui en lui jetant un regard plein d'incompréhension. Je ne voyais pas où il voulait en venir, et je le trouvais de plus en plus étrange. Cependant, je n'avais pas envie de fuir. Je voulais savoir ce qu'il allait se passer. Il m'offrit alors un sourire pour ensuite me prendre la main pour me forcer à le suivre une nouvelle fois. Il me demanda de fermer les yeux, ce que j'ai fait. Il m'emmenait quelque part, sans que je sache où. Il se mit à courir tout en me tenant fermement la main. Je n'avais pas d'autre choix que de suivre la cadence. Je sentais le vent me fouetter le visage sans que cela soit désagréable. Nous devions avoir l'air de deux idiots, à avancer ainsi. Et moi, j'étais idiote de le suivre ainsi aveuglément. Je ne connaissais que son nom, et pourtant, j'avais l'impression que je pourrai le suivre au bout du monde. Mais soudainement, il s'arrêta de courir pour ensuite m'autoriser à ouvrir les yeux. Je découvrais alors un monde incroyable. La mer s'étendait à perte de vue, les étoiles et la lune se reflétant merveilleusement dedans. Il ne faisait pas froid, il faisait plutôt doux. Quelques fleurs parsemaient sur le sol, entre les brins d'herbes. C'était tout simplement magnifique. J'avais l'impression d'être dans un lieu extraordinaire coupé du reste du monde où l'air avait l'odeur de la liberté, de la tranquillité, du bonheur à l'état pur. Un lieu incroyablement romantique, je ne pouvais que l'admettre.

    -Où sommes-nous ? Lui demandai-je dans un souffle, émerveillée par la splendeur de cet endroit.

    -Dans un monde à part. Me répondit-il dans un murmure.

    Je l'ai alors regardé, et j'étais surprise de constater que ses blessures avaient disparu, comme si elles n'avaient jamais existé. Je ne pouvais m'empêcher de tendre la main vers son visage pour toucher du bout des doigts sa peau lisse qui n'avait aucune imperfection. Sous le clair de lune, il était divinement beau. Il me laissait faire sans rien dire, plongeant son regard dans le mien, voulant presque voir mon esprit, me comprendre au travers de mes yeux. C'était étrange. C'était comme si le temps s'était arrêté.

    -Mélody, croyez-vous au moins à l'amour ?

    -Non. L'amour n'est qu'un sentiment passionné entre deux personnes. Un sentiment qui n'est possible que grâce à des hormones. L'amour n'est qu'une sécrétion d'hormones. Ce n'est rien d'autre... Qu'une sécrétion d'hormones. Soufflai-je, l'esprit ailleurs.

    -Tu as une vision très scientifique de ce sentiment.

    -Je ne connais que cette vision, car le sentiment en lui-même, m'est parfaitement inconnu. Lui avouai-je sans savoir pourquoi je me confiais ainsi. Je ne suis qu'un résidu de la vie. Je n'aurais jamais du naitre. Je suis le résultat d'un oubli. Ma mère s'est rendue compte trop tard qu'elle était enceinte. Mon père s'est barré dès qu'il l'a su. Mes grands-parents ont mis ma mère à la porte. Enfin, ma mère m'a toujours détesté pour avoir détruit sa vie. Je n'ai connu que la haine et la souffrance. Comment croire en la vie si on ne connait rien d'autre ?

    Il ne me répondit pas, et j'ai alors pensé qu'il se résignait. Mais j'avais tort, puisqu'en fait, il comprenait pourquoi mon regard était si vide, si éteint. Et j'ai vite compris qu'il voulait simplement y faire naitre cette étincelle que tout le monde possédait, sauf moi. Il me prit une nouvelle fois la main, tout en me regardant dans les yeux. Il la lâcha, prenant ensuite mon visage entre ses mains. Je me sentais bizarre. Ma respiration était plus lente. Mon coeur semblait battre plus vite. Quelque chose se tordait dans mon ventre. C'était étrange, et pourtant, je ne m'étais jamais sentie aussi bien de toute ma vie. Doucement, il se pencha vers moi pour s'emparer de mes lèvres avec tendresse. A cet instant, plus rien ne semblait compter. J'oubliais tout mon environnement, ma vie, mon passé, ne pensant qu'à lui. Qu'à Jeff. Qu'au doux contact de ses lèvres contre les miennes. Un contact que l'on nommait baiser et qui me donnait l'impression d'être sur un nuage tellement que je me sentais légère. Pour la première fois de ma vie, je me sentais vivante.

     

    Aujourd'hui, ce sont les rayons du soleil qui m'ont réveillé. En voyant le ciel bleu, je ne peux m'empêcher de sourire. Je reste quelques minutes allongée dans mon lit, totalement détendue, admirant l'extérieur et profitant des chants des oiseaux. C'est le printemps. Je me lève, me prépare, puis je sors pour aller en cours. Il fait bon dehors, ni trop chaud, ni trop froid. Je souris toute seule comme une idiote, tout en regardant le ciel. Une belle journée qui s'annonce. Mes pensées vagabondent, je me perds dans mes songes. Je me sens bien. Je ne dirai pas que je nage dans le bonheur, mais en tout cas, je ne suis pas malheureuse. Soudainement, sans m'y attendre, je percute quelqu'un. Je m'excuse aussitôt, honteuse de ne pas avoir fait attention. Il me sourit, en me disant que ce n'est rien. Il me dit vaguement quelque chose, comme si je l'avais déjà vu.

    -Excusez-moi, mais... On se connait ? Demandai-je, intriguée par ce visage qui m'est étrangement familier.

    -Je ne crois pas, non.

    -J'ai du confondre alors.

    -Je m'appelle Jeffrey Benson, et vous ? Se présente-t-il alors, tout en conservant son sourire.

     

    Comme une mélodie,

    Deux âmes suivant le même chemin,

    Avancent pas à pas, main dans la main,

    Pour pouvoir ainsi, se sentir enfin en vie... 

     

     

    ------------------------------------------------------------------------------------Estelle, Mai 2012

     


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  • Le soleil commença à descendre dans le ciel, et je pressai le pas afin de rentrer plus rapidement chez moi. Je cachai davantage mon visage dans mon écharpe, ne supportant pas le froid qui s'installait de plus en plus et je scrutai avec inquiétude les alentours. Cela faisait quelques mois que je vivais dans cette ville qui m'était encore totalement inconnue, et donc, potentiellement dangereuse à mes yeux. Je croisai tout un tas d'individus et je les observai avec une certaine crainte alors qu'eux, m'ignoraient simplement. Lorsque j'arrivai enfin chez moi, je me dépêchai de sortir mes clés pour pouvoir rentrer le plus rapidement possible dans mon petit studio, le lieu le plus sécurisant de cette trop grande ville. Une fois à l'intérieur de ces quatre murs protecteurs, je soupirai de soulagement avant de me débarrasser de mon sac, de mon gros manteau, et de mon bonnet. J'allumai le chauffage et je me réfugiai dans mon lit pour chercher un peu de chaleur. Je fermai les yeux, et je ne fis rien d'autre que d'attendre la fin de mes tremblements. J'entendis soudainement mon portable vibrer dans mon sac, et je pestai. Je ne voulais pas quitter la chaleur de mes couvertures, d'autant plus que je savais pertinemment qui venait de m'envoyer un message. Cela ne pouvait être qu'une vague connaissance que je venais tout juste de quitter, et qui avait passé toute l'après-midi à niaiser sur son futur probable petit ami avec qui elle jouait au chat et à la souris. Sa bêtise me faisait rire, mais ses hésitations puériles à répétition commençaient à m'agacer. Prise d'un soudain courage, j'attrapai mon sac pour en sortir mon téléphone et voir ce qu'elle avait bien pu me dire. «Il est beau, mais j'ai bien envie de le faire courir encore pendant un moment, Lore'. Qu'est-ce que je fais ? Je cède ou pas ?». Je soupirai devant une telle imbécillité et je décidai de ne pas lui répondre. Elle était grande, elle avait même deux ans de plus que moi, et de ce fait, elle était parfaitement capable de prendre une décision toute seule. Je me mis sur le dos et j'observais pensivement le plafond. Elle m'agaçait bien souvent, surtout aujourd'hui où elle a passé sa journée à déblatérer sur son brun ténébreux en commentant pendant des heures son physique, dont deux entières à parler uniquement du postérieur de son bellâtre. Mais malgré cela, c'était la seule personne qui déniait m'adresser la parole à l'université. Les autres formaient des petits groupes bien solides et surtout, presque imperméables aux individus étrangers. Ils passaient leur temps à discuter joyeusement, à rire ensemble tout en se sentant parfaitement à l'aise dans cet environnement où je me sentais encore embarrassée. Le bâtiment était grand, trop grand et de nombreux inconnus déambulaient dans les couloirs avec aisance me donnant presque le vertige et créant en moi un sentiment de solitude. Sentiment exacerbé lorsque je rentrais chez moi, où j'avais tout le loisir de penser à mes amis restés dans ma ville natale, et de réfléchir. Ils me manquaient. Avant je les voyais tous les jours mais la distance faisait que ce n'était plus le cas aujourd'hui. Et cette douleur se creusait en moi chaque jour et rien dans cette nouvelle et grande ville ne parvenait à la dissiper. Je ne croyais en rien et le fait que j'aimais ce que j'étudiais ne changeait pas mon état d'esprit, loin de là. Je m'emmitouflai davantage dans mes couvertures, pleurant en silence sur ma triste et pathétique situation. J'étais seule dans mon coin, et je n'avais personne à qui expliquer ce que je ressentais, à quel point j'avais mal. J'étais entrée dans un nouveau monde qui se fichait royalement de ma personne, et je n'avais pas d'autre choix que de souffrir en silence, et de garder la tête haute malgré tout. C'est sur cette dernière pensée que je fermai les yeux, sombrant sans difficulté dans le sommeil.

     

    Prendre son mal en patience

    Oublier l'insouciance

    Ne pas avoir confiance

    Prendre son mal en patience...

    Devant les autres, se forcer à sourire,

    Et faire semblant de se réjouir...

     

    Une drôle d'odeur me chatouilla les narines lorsque je repris conscience. Un vent frais glissa sur mon visage, transportant avec lui une senteur de fleur. J'ouvris doucement les yeux, et je découvris avec stupeur un magnifique ciel bleu qui s'étendait juste au-dessus de moi. Je restai immobile pendant quelques secondes avant de brusquement m'asseoir. J'étais au milieu d'un champ de fleurs, toutes plus colorées et splendides les unes que les autres. Je pensai tout d'abord que je rêvai, mais je ressentais les choses avec tellement de clarté, de précision, de la même façon que si j'étais éveillée, que je me suis mise à en douter. Ce monde était étrange par sa beauté irréelle, et pourtant, l'impression d'être dans un rêve disparu rapidement. Je me levai doucement, et je ne vis rien d'autre que des fleurs à perte de vue. Je ne savais pas quoi faire. J'ignorais ce que je faisais ici, et ce lieu m'était totalement inconnu. Mais la curiosité prit le dessus. Je voulais découvrir ce monde merveilleux pour connaître le moindre de ses secrets ainsi que ses failles. Alors, j'avançai, droit devant moi. Je regardai partout, à la recherche de la plus petite irrégularité, d'un infime changement dans le décor. J'avançai, encore et encore, et de plus en plus vite. Je fus comme enivrée par cet endroit, éblouie par la lumière, transportée par la multitude d'odeurs, apaisée par le souffle du vent. Mes sens étaient en éveil, et cela me plaisait énormément. Je me mis à courir, sans plus chercher à savoir où j'allai. Je courai, tout simplement, scrutant l'horizon avec confiance. Je n'avais pas peur, ce monde avait beau être immense, il était tellement parfait qu'il ne pouvait pas être dangereux.

    Pourtant, je trébuchai, pour me retrouver brusquement le nez dans les fleurs. Je pestai aussitôt, maudissant l'obstacle qui me ralentit dans mon heureuse avancée, dans mon émerveillement. Cela faisait tellement longtemps que je ne m'étais pas sentie aussi légère, mais je fus contrainte de redescendre sur terre. Cela s'ajouta à mon agacement et à ma frustration.

    «Pourquoi cours-tu Lorelei ?» Me demanda soudainement une voix masculine qui m'était totalement inconnue. Je n'avais vu personne jusque là, et j'étais étonnée de croiser quelqu'un, et le fait qu'il connaisse mon nom s'ajouta à ma surprise. Je m'appuyai sur mes avants-bras pour l'observer avec hébétude.

    «Qui es-tu ? Comment tu connais mon nom ? Lui répondis-je alors qu'il s'agenouilla à mes côtés en souriant.

    -Je m'appelle Keylien. Et la façon dont je connais ton nom n'a pas d'importance.» M'assura-t-il sans perdre son sourire.

    Il n'ajouta rien et je fus plutôt intimidée. Il devait avoir à peu près mon âge, peut-être même un peu plus vieux, et semblait plutôt sympathique. Il m'aida à me relever, et je me sentis toute petite à côté de lui. Lorsqu'il me regarda dans les yeux, mon regard se perdit dans cet océan et j'eus l'impression de m'évader, de m'égarer dans la réalité. Je secouai légèrement la tête pour retrouver mes esprits tout en me traitant d'idiote, et je réalisai qu'il ne m'avait pas lâcher la main. Il afficha une nouvelle fois un charmant sourire pour ensuite m'inciter à le suivre. J'ignorai où il voulait m'emmener, mais je me sentais étrangement en confiance. Il avança tranquillement, en prenant son temps, et dans un sens, cela m'agaça. J'avais tellement hâte de découvrir ce monde que cette lenteur me frustrait plus qu'autre chose. Je me demandai s'il le faisait exprès, et son sourire en coin me le confirma. Cependant, je ne pouvais pas accélérer la marche, je n'avais pas la moindre idée de la destination. J'observai mon environnement, les fleurs à perte de vue et le soleil qui se couchait, donnant au ciel une magnifique couleur rosée. Je fus comme fascinée par le paysage, à un point que j'en oubliai presque Keylien. Une telle beauté me transporta, m'éblouit. J'étais calme et je ne m'étais jamais sentie aussi bien. Je ne faisais plus attention du lieu où j'allais, d'où j'étais, avec qui j'étais. Ce fut incroyable, mais la surprise de ce phénomène ne m'atteignit pas. Soudainement, je sentis que Keylien m'empêcha d'avancer davantage sans faire un quelconque geste brusque. Je revins doucement à la réalité, et je vis un immense gouffre s'étendre devant moi. J'eus aussitôt un mouvement de recul, terrifiée par ce vide sous mes pieds, désirant m'en éloigner le plus possible. Je lançai ensuite un regard interrogateur vers mon guide qui semblait sûr de lui et qui m'inspirait toujours autant confiance. Dans ces yeux, je ne voyais que gentillesse et affection, et il n'y avait aucune trace de malveillance quelconque.

    «Saute.» Me dit-il simplement.

    Au ton de sa voix, je sus que ce n'était pas un ordre, mais plutôt un conseil. Mais ce simple mot me surprit. Je ne m'attendais pas à entendre cela et lorsque je vis la profondeur du gouffre, je me dis aussitôt qu'il était tombé sur la tête. Une telle chute ne pouvait qu'être fatale, et je n'avais aucune envie de tenter l'expérience. Je fis savoir mon refus par un nouveau mouvement de recul et ma crainte s'afficha sur mon visage.

    «Prend des risques. Saute. Tu ne risques rien, je te le promets.» M'affirma-t-il en souriant une nouvelle fois.

    Il voulait me mettre davantage en confiance, et je comprenais bien qu'il voulait me montrer quelque chose. Et le seul moyen pour cela, c'était de faire ce qu'il disait. Je m'approchai doucement du bord et je scrutai avec inquiétude le fond que je ne parvins pas à voir. Je lançai un dernier regard vers le visage bienveillant de Keylien, puis, je fermai les yeux. Sans réfléchir une seconde de plus, essayant d'oublier un instant mes peurs, je sautai.

    La sensation était étrange. Je n'avais plus aucun contrôle de mes gestes, de mes mouvements. Je pouvais faire ce que je voulais, je continuais de tomber et cela me terrifiait. Je suffoquais, je cherchais du regard la moindre chose à laquelle je pourrais m'accrocher. Mais il n'y avait rien, je ne discernais plus rien et cela me désespérait. Je sombrais dans le vide et rien n'arrêtait ma chute. J'essayais de hurler, de manifester ma terreur, d'appeler à l'aide mais rien ne se produisait. J'étais perdue dans un trou immense et je finissais par me résigner. J'abandonnais, je baissais les bras et je me laissais volontairement tomber sans plus me battre. Je vis des branches, mais je tentai même plus de les attraper. Je pensai-s que je n'avais plus aucune chance. J'étais finie, et j'allai m'écraser comme une imbécile au fond du gouffre.

    Mais soudainement, sans que je m'y attende et alors que j'allais atteindre le fond, quelqu'un me rattrapa et me prit dans ses bras. C'est avec surprise que je vis Keylien, qui me souriait avec amusement. Je fus hébétée de le voir, mais aussi soulagée. Aussitôt, et sans que je m'en rende réellement compte, nous fûmes de nouveau au bord du gouffre et il me reposa à terre tout en gardant ma main dans la sienne. J'observai une nouvelle fois le vide, sans aucun désir d'y retourner.

    «Tu passes ton temps à courir, et tu finis par tomber. Mais sache qu'il y a toujours quelqu'un qui est là pour t'aider à te relever... Même si tu n'as plus d'espoir. M'affirma-t-il avec une voix douce et calme.

    -J'aurais pu mourir. Soufflai-je en réponse, encore sous le choc de ma chute.

    -Non, car ce n'était pas réel.» Me contredit-il tout en m'emmenant autre part.

    Je le suivis sans la moindre hésitation. Je me fichais de l'endroit où il m'emmena et je ne regardai que lui pendant tout le trajet. Ma main dans la sienne, sa proximité, sa présence me rassurèrent. Je me sentais protégée avec lui, et quelque chose au fond de moi me disait que rien ne pouvait m'arriver tant que je serai avec lui. C'était une étrange sensation, presque irréelle, mais j'aimais cela. Le reste n'avait que très peu d'importance.

    Nous arrivâmes en haut d'une montagne, ce qui me surprit. Je n'avais pas fait attention au décor durant notre avancé, et j'étais déconcertée de voir le monde entier devant moi. Il s'assit, et m'invita à faire de même. Je me perdais dans l'horizon avec plaisir, mais je savais que rien de tout cela n'était réel. Tout était trop beau, trop incroyable pour que cela puisse exister réellement.

    «Tout est fictif, rien n'existe.» Murmurai-je alors, me décidant à faire part de mes pensées. Dire cela à voix haute me fit du mal, mais me soulagea aussi, d'une certaine manière. Keylien me regarda, comme s'il s'attendait à ce que je dise autre chose.

    «Je ne veux pas revenir dans le monde réel. Avouai-je alors dans un soupir. L'illusion est plus simple.

    -Mais rien n'est plus beau que la réalité.» Me susurra-t-il au creux de l'oreille, tout en me tendant une splendide rose rouge. Je la pris entre mes doigts et je souris. Je tournai mon visage vers lui, qu'il prit entre ses mains. Ses lèvres se posèrent tendrement sur les miennes et je sombrai dans un tourbillon de rêves.

     

    Lorsque s'installe la nostalgie,

    Le jour vient où je te vois,

    Dès cet instant, plus rien ne compte à part toi,

    Te parler me fait oublier tous mes soucis...

     

    J'ouvris doucement les yeux et je vis les rayons du soleil traverser la fenêtre. Je m'assis dans mon lit, et ce fut avec une certaine déception que je réalisai que j'étais dans mon studio. Je soupirai au souvenir de mon merveilleux rêve, puis je me décidai à me lever pour pouvoir me préparer à aller en cours. Je pris mon temps, n'étant pas spécialement pressée. Je m'étais réveillée en avance, je n'avais aucune raison de me dépêcher. J'eus même le temps d'observer la rue, les quelques personnes dehors au travers de ma fenêtre.

    Au moment de partir, lorsque je récupérai mon portable posé sur la table basse, et j'eus un moment d'hésitation. Je me souvenais parfaitement du message que j'avais reçu hier et auquel je n'avais pas envie de répondre. Je le relus une nouvelle fois et je réfléchis un instant avant de lui donner finalement une réponse.

    «Fonce ! La vie est trop courte pour attendre !»

    Je ne tardai pas à l'envoyer, puis je souris. Je savais bien qu'elle allait encore me faire partager ses multiples hésitations, mais j'étais plutôt de bonne humeur. Je saurai prendre le temps de l'écouter et de la conseiller. Du moins, j'essaierai.

    Je pris mes affaires et je me dirigeai vers la sortie de l'appartement tranquillement. Mais en ouvrant la porte, une surprise m'attendait et me déstabilisa, pour ensuite me faire naître un véritable sourire.

    Une rose rouge y était accrochée en évidence.

     

    Non, tout n'est pas fini

    Car se profile un bel avenir

    Il est inutile d'essayer de fuir.

    Des hauts et des bas, c'est ainsi qu'est faite la vie...

     

     

     

    -----------------------------------------------------------------------------------------Estelle, Novembre 2012


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  • Dans mes rêves, je me vois dans un parc, tranquillement assise sur un banc tandis que plusieurs personnes passent devant moi. Il y a des familles, des couples, des groupes d'amis ou des gens seuls qui ne sont que de passage. Je les regarde défiler, et je ne fais rien d'autre. Quelque fois, je me baisse pour ramasser un ballon qu'un enfant a lancé trop loin, et je lui rends avec le sourire. Il ne se produit jamais rien d'extraordinaire dans mes rêves, et ils peuvent paraître stupides aux yeux des autres. Mais pour moi, ils sont merveilleux par le simple fait que j'ai l'impression de sentir le vent sur mon visage, d'entendre les oiseaux chanter et d'avoir l'odeur des fleurs me titiller les narines. C'est tout simple, mais cela crée en moi un sympathique bonheur éphémère.

    Puis, je me réveille. J'ouvre les yeux sur un monde gris et fade. Je tourne la tête pour voir l'heure affichée sur mon réveil, et je soupire. Je me lève pour sortir d'un pas lent de ma chambre. Je me prépare une simple tasse de thé, avant d'aller m'asseoir sur ma chaise, sagement posée, à sa place, à côté de la fenêtre donnant sur la rue. Je ramène mes jambes vers moi et j'observe l'extérieur tout en buvant tranquillement mon thé. Les gens avancent d'un pas pressé, c'est leur point commun. Certains ont leur téléphone portable vissé à une oreille, d'autres cherchent nerveusement leur clé de voiture au fond de leur sac et d'autres encore avancent en scrutant régulièrement leur montre avant de presser le pas. Ils semblent tous ne pas avoir de temps et je suis comme fascinée mais aussi terrifiée de cela. Ils portent tous de gros manteaux et d'épaisses écharpes en laine. Il doit faire froid dehors, l'hiver s'est installé dans leur vie. Il pleut aussi, un peu, juste quelques fines gouttes.

    Je peux passer des heures ainsi, à rester assise sur ma chaise à regarder dehors. Je vois les gens défiler sur les trottoirs, les voitures passer sur la route et j'essaie d'imaginer leur vie, de faire attention à leur moindre geste, leur moindre mimique, de repérer les visages que je connais déjà pour connaître leurs habitudes. Ils ignorent tout de moi, mais moi, je sais tout d'eux. Ce n'est pas difficile, ils se ressemblent tous. Leurs traits sont différents mais pourtant, ils sont tous semblables. En tant qu'observatrice, je ne peux que le constater. Ces gens sont tous pareils, dans leurs manières et leurs habitudes, mais je ne suis pas comme eux. Je ne sors jamais dehors, le monde extérieur m'est inaccessible. Je m'arrange toujours pour ne pas quitter les murs rassurants de mon petit appartement. Le reste me fait peur, me tétanise. Ces inconnus sont des étrangers, des êtres différents qui forment un immense groupe qui me terrifie. Me retrouver au milieu d'une foule m'est insupportable et je préfère rester chez moi, avec la solitude pour unique compagnie. Les gens sont loin de moi et ils ne savent même pas que j'existe.

    C'est peut-être pour cela que je me sens différente. Je ne suis pas comme eux. Eux, ils parviennent à sortir et à vivre leur vie dans la société. Moi, je reste seule à les observer, ne supportant pas l'idée de devoir les rejoindre. Je ne suis pas comme eux, je ne peux donc pas faire partie de leur groupe. Pourtant, je suis assez banale, similaire à n'importe qui. Je pourrais facilement me fondre dans la masse et me faire oublier du monde sans aucun problème. Je n'ai même pas un quelconque signe distinctif qui puisse être jugé anormal, m'éloignant ainsi du reste du monde. Mais je suis tout de même différente. J'ignore en quoi exactement, mais je ne suis pas comme eux. Et cette différence fait que je ne peux pas me mêler à eux. C'est tout à fait impossible.

    Soudain, la sonnette se fait entendre. Je sursaute, apeurée par cette soudaine intrusion dans ma vie, perturbant mes habitudes. Je reste immobile sur ma chaise, refusant obstinément de bouger. L'inconnu va se lasser de l'absence de réponse, et finira par s'en aller. Du moins, je l'espère. Mais étonnamment, il n'insiste pas. Seul le silence semble s'installer suite à cette perturbation. Au bout de quelques minutes, je me lève, intriguée par cette étrange visite. J'ouvre légèrement la porte et je ne vois personne. Je baisse le regard, et je remarque une grande boite en carton posée sur le sol. Je me dépêche de la récupérer pour ensuite fermer la porte à clé, soulagée de n'avoir vu personne. Je retourne sur ma chaise et j'ouvre le carton avec empressement et curiosité. A l'intérieur, il y a quelque chose d'enveloppé dans du papier et une lettre posée dessus en évidence. Je la prends et je la déplie pour lire les quelques mots gribouillés sur la feuille blanche.

    «S'il te plait, viens. Mets ça et tu seras comme tout le monde.»

    Ce n'est pas signé, mais toute signature est inutile. Je laisse la feuille glissée entre mes mains, tombant doucement jusqu'au sol, juste à côté de moi, et elle ne m'intéresse plus. Mon attention se concentre uniquement sur ce qui est caché, et je ne tarde pas à enlever le papier pour y découvrir un magnifique masque. Le visage est blanc, les lèvres sont colorées de roses et de paillettes et les contours des yeux sont joliment ornés de doré. Il est entouré d'une décoration en forme de feuilles roses, ainsi que de quelques et légères plumes rouges. Il y a aussi un fin bâton blanc attaché au masque, permettant de le tenir. En-dessous, soigneusement dissimulée mais néanmoins visible lorsque l'on y fait attention, se trouve une invitation pour une soirée costumée qui a lieu le soir même. Je lâche brusquement le masque et je rejette violemment la boite où il se trouve pour ensuite me recroqueviller sur ma chaise, me balançant légèrement d'avant en arrière. Elle veut me faire sortir de chez moi et m'inciter à me mêler à une foule d'inconnus qui me terrifie. Elle veut me forcer à affronter une multitude de visages que je ne connais pas mais qui vont se tourner dans ma direction. Ces gens vont donc me détailler, me juger, voir ma différence. J'imagine déjà leur regard sur moi, et j'entre dans un état de panique incontrôlable. Mes doigts se mêlent à mes cheveux, quelques larmes parvenant à couler sur mes joues et j'essaie de respirer calmement pour apaiser mes tremblements. Je finis par tomber de ma chaise, mais je reste allongée sur le sol, enfermée dans ma bulle de terreur. J'essaie de penser à autre chose, sans réellement y parvenir. La perspective de devoir me rendre à cette soirée m'obsède et plus c'est le cas, plus mon angoisse s'intensifie. Mes tremblements cessent. Je reste immobile sur le sol, mes yeux fixant d'un air perdu un point invisible sur le plafond. Ma crise m'a comme épuisée, je suis incapable de penser à quoique ce soit, de faire un quelconque mouvement. J'attends, sans plus me préoccuper de rien, oubliant les secondes qui défilent, ignorant la journée qui continue sans moi. Je ne remarque pas la lumière du jour qui diminue, et je ne réagis pas lorsque quelqu'un frappe à la porte. Je refuse de bouger, l'immobilité ayant un étrange effet apaisant sur moi. Un bruit de clé dans une serrure parvient vaguement à mes oreilles et quelqu'un entre doucement dans mon appartement. Je perçois d'autres sons, mais je n'y fais pas attention. Elle me force à me lever, et je me laisse faire comme si je n'étais qu'une vulgaire poupée sans vie. Je jette à peine un coup d'œil sur le visage, identique au mien, de ma sœur qui me sourit. Elle est la seule personne que je peux supporter près de moi. Notre ressemblance doit y être pour beaucoup. Elle n'a rien d'une inconnue, elle est en tout point identique à moi et notre seule différence majeure est qu'elle est plus vive, plus ouverte, plus joyeuse que moi. Elle essaie de m'aider du mieux qu'elle peut, et elle est bien la seule à ne pas abandonner le cas désespéré que je suis. Elle me vêtit d'une belle robe rouge et dorée à laquelle je ne prête pas beaucoup attention. Je me laisse faire sans protester, me sentant comme vidée de toute émotion. Elle me tend le masque que j'ai laissé tomber pour que je le prenne, et nous partons de chez moi. En passant avec difficulté la porte à cause de ma tenue encombrante, je réalise réellement ce qui va m'arriver. J'essaie de faire demi-tour, mais ma sœur me retient et me force à la suivre. Je n'ai plus le choix, je dois continuer. Je reprends mon précédent état, la laissant me guider sur le chemin vers ma future souffrance, n'ayant plus la force de lutter d'une quelconque manière. Je ne fais de nouveau plus attention à rien. Je suis comme coupée du monde et de la réalité, ne faisant même plus attention aux gens qui déambulent sur le trottoir durant le trajet en voiture. Je suis surprise de constater que nous sommes déjà arrivées sur le lieu de la soirée. Nous entrons dans le bâtiment, laissons nos manteaux au vestiaire, et allons dans la salle. Plusieurs personnes sont présentes à l'intérieur, et mon premier réflexe est de me réfugier dans un coin, le plus loin d'eux possible.

    Ma sœur me suit, sans prononcer le moindre mot. Elle tente ensuite de me rassurer, m'invite à mettre mon masque et à observer les autres. Pour une fois, je décide de suivre ses conseils et je remarque que chaque personne présente arbore un masque devant son visage, chaque masque étant plus magnifique les uns que les autres, détournant sans difficulté l'attention. Mes yeux se posent sur les masques, et non sur les visages dont je me fiche. Je regarde ensuite ma sœur, qui affiche un sourire en coin avant de le cacher derrière le sien. Je n'ai pas lu l'invitation en entier, et elle l'a deviné. Elle me laisse pour s'avancer dans la foule et les rejoindre avec aisance. Elle fait partie de ce groupe, ce n'est pas difficile pour elle d'être avec eux, contrairement à moi. Je finis par leur tourner le dos, et je me retrouve en face d'un grand miroir. Je détaille mon reflet avec curiosité, mon regard se posant tout d'abord sur ma robe puis remontant vers mon visage que je ne peux pas voir, car soigneusement dissimulé. Puis, j'observe l'image de la foule derrière mon dos. Tout le monde est vêtu de la même manière que moi, et je suis incapable de voir le visage de qui que ce soit. Je n'arrive même pas à apercevoir ma sœur. Ils sont tous pareils, et ce soir, ce miroir me permet de comprendre que je suis comme eux. Je souris, heureuse de cette constatation, bien que cela ne se voit pas. Soudain, je me sens plus calme, plus apaisée. Je ne panique pas lorsque je remarque que quelqu'un s'approche de moi. Il s'incline, entrant dans un amusant jeu de rôle, puis tend la main dans ma direction. Je la scrute avec curiosité, puis je la saisis sans la moindre hésitation. Il m'attire vers la foule, et pour une fois, je ne prends pas la fuite.

    Je viens de trouver ma place, et il n'est plus question de reculer.

    Ce soir, je suis comme tout le monde. 

     

    -----------------------------------------------------------------------------------Estelle, Participation au --------------------------------------------------------------concours de la nouvelle du CROUS 2012/2013


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  •  Le soleil était haut dans le ciel. Les enfants courraient dans le paysage des dunes comme s'ils étaient seuls au monde, comme si le reste n'existait plus. La chaleur ne les étouffait pas, une légère brise venait agréablement les rafraichir tout en faisant voler leurs cheveux. Il n'y avait pas un nuage dans le ciel. Le bord de mer s'illuminait des rires enfantins, de leur innocence et de leur joie de vivre. Rien ne perturbait ce doux moment d'amusement et d'amitié. Le garçon poursuivait la fille sans parvenir à la rattraper, cette dernière courant plus vite que lui grâce à ses longues jambes fines. La fillette s'amusait à le provoquer, tout en prenant le temps de virevolter sur le sable, laissant le vent porter ses cheveux qui semblaient roux au soleil. Elle savait qu'il ne parviendrait jamais à arriver à sa hauteur. Bien qu'ils avaient le même âge, il faisait une tête de moins qu'elle, et la fillette prenait un malin plaisir à le taquiner sur sa taille.

    «Normalement, ce sont les garçons qui sont plus grands que les filles, pas l'inverse !», qu'elle répétait sans cesse, juste pour embêter son ami de toujours. Chose qui fonctionnait à merveille, ce dernier appréciant très peu ces remarques et tentait de se venger, sans jamais réussir. C'était devenu un jeu entre eux. Personne n'arrivait à comprendre cela, car ils n'étaient que deux dans leur univers.

    La fillette finit par rejoindre le bord de la mer, et s'assit sur le sable. Elle enleva ses sandales roses et tendit les jambes pour que l'eau vienne lui chatouiller les pieds. Son ami vint la rejoindre et l'imita. Ils restèrent ainsi quelques instants, sans prononcer le moindre mot. Ils regardèrent l'horizon dans le plus grand silence, profitant simplement du moment présent sans se préoccuper de rien. Le monde extérieur leur semblait lointain, voire même inexistant. C'était comme si le temps s'était arrêté. Soudain, le petit garçon soupira. La fillette le scruta avec curiosité, avant de lui demander ce qu'il pouvait lui arriver. Sur le moment, il ne répondit rien, et elle n'insista pas. Elle le connaissait par cœur, et avec lui, il ne fallait surtout pas le forcer à parler. Sinon, il s'enfonçait davantage dans son mutisme.

    «Dis, c'est quoi l'amour ?», qu'il lui demanda alors, après un instant de silence bercé par le bruit des vagues.

     

    *      *      *

     

    La journée a été longue. Très longue. Je traine des pieds tout en montant les marches de l'escalier pour rejoindre mon appartement, ayant l'impression que mes jambes pèsent des tonnes. Je suis fatiguée, et pourtant, je donnerai n'importe quoi pour ne jamais rentrer chez moi. Cependant, je me retrouve tout de même devant la porte, mes clés dans une main, prête à l'ouvrir. J'entre à l'intérieur, et je soupire de lassitude en voyant l'état des lieux. Encore en bordel. Comme toujours. J'avance pour aller dans le salon, et je vois mon père encore affalé sur le canapé, regardant une émission débile à la télévision avec une canette de bière dans la main, le cadavre de ses sœurs jonchant le sol aux pieds de mon cher paternel.

    «Papa ! Tu pourrais faire un effort !», je peste tout en allant chercher un sac poubelle pour entreprendre de nettoyer le salon et jeter tous les déchets accumulés dans la journée.

    Mon père me laisse faire, sans remarquer ma présence. Je sais très bien qu'il ne m'a pas écouté, comme il ne m'écoute plus depuis des mois, depuis qu'il est au chômage, mais j'ai besoin de lui parler. Je veux qu'il sache que moi, je suis toujours là, et même s'il ne fait pas attention à moi, j'ai l'intime conviction qu'il m'entend quand même. Et j'espère que le son de ma voix l'apaise et calme ses craintes sur l'avenir. Il ne m'en a jamais parlé, ce ne sont pas les genres de choses dont on parle avec sa fille, mais j'ai conscience qu'il doit en avoir. Du moins, je l'espère. Cela voudrait dire qu'il n'est pas seulement un légume qui se laisse vivre, et qui attend sagement que le temps passe et fasse son œuvre. Que derrière cette apparente coquille vide, l'étincelle de vie est toujours là, bien présente au fond de son être. Une fois que j'aie terminé ma tâche, je vais tranquillement dans ma chambre pour m'installer à mon bureau. J'ouvre mon sac de cours, et sors mes livres et cahiers. Je commence à travailler, à revoir mes cours de la journée, ceux du lendemain et à faire mes exercices. Soudain, mon téléphone portable se met à vibrer sur mon bureau, affichant le nom de mon meilleur ami. Je lis sans attendre son SMS, me demandant de venir de le rejoindre. Il n'a pas besoin de préciser le lieu, je sais très bien où il est. Je prends rapidement mes clés, et je sors de l'appartement tout en prévenant mon père que je ne rentrerai pas tard. Je prends les escaliers, et montre les marches deux à deux, m'empressant d'aller sur le toit. Une fois à destination, je vois Rick proche du bord, observant l'horizon d'un air songeur. Je m'approche doucement de lui sans prononcer le moindre mot. Je me contente de faire comme lui tout en respectant le silence. C'est lui qui m'a demandé de venir, c'est à lui d'entamer la conversation. Alors, j'attends, et je ne bouge pas.

    «J'ai toujours eu l'impression d'être le roi du monde ici. On voit tout d'en haut, et les gens en bas doivent me prendre pour un fou, m'avoue-t-il avec un sourire amusé sur le coin des lèvres. Un sourire qui le caractérise tellement.

    -Moi, j'ai seulement l'impression d'être dans un autre monde, loin de tout, je lui réponds dans un haussement d'épaules, tout en respirant un grand bol d'air frais.

    -Toujours aucune nouvelle de ta mère ?

    -Toujours.

    -Alors, j'ai bien fait de te faire venir ici.» Conclut-il avant de s'asseoir sur le bord du toit.

    Je ne tarde pas à l'imiter et nous ne prononçons plus un mot. Nous laissons le temps passer, tout en regardant le ciel changer petit à petit de couleur. Je pose doucement ma tête sur son épaule, et je ferme les yeux. Il me laisse faire et ne fait rien. J'oublie un instant mon père qui semble avoir abandonner la partie. J'oublie ma mère qui nous a abandonné et qui est injoignable depuis plus d'un mois. J'oublie mes notes qui chutent car je suis obligée de joindre études et travail pour pouvoir subvenir aux besoins du semblant de famille qui reste. L'espace d'un moment, mes problèmes s'envolent doucement, et s'éloigne de moi, me laissant enfin en paix. Je suis de nouveau moi-même, une simple adolescente parmi tant d'autres, et non plus une jeune fille qui grandit plus rapidement que la moyenne. C'était l'avantage de cet endroit complètement à part. Tous nos repères s'effacent, et rien nous ramène à notre vie quotidienne. Nous sommes comme coupés du monde, cachés dans un lieu où il ne peut pas nous rattraper. Ce lieu nous permet d'être véritablement nous-même, sans personne pour nous juger. Rick et moi venons régulièrement ici, histoire de nous retrouver entre nous, et en nous-même. Nous ne parlons jamais beaucoup, juste quelques paroles par-ci par-là. Cela nous fait un bien fou, et pour rien au monde je n'échangerais ces instants avec lui. Ce toit, c'est tout simplement le paradis.

    En regardant l'horizon, je souris. Il a raison, il a bien fait de me faire venir ici.

     

    *        *      *

     

    La fillette regarda le petit garçon d'un air intrigué. C'était la première fois qu'il lui posait une question de ce genre. Il lui demandait souvent des choses sur le monde en lui-même, sur le ciel, les étoiles, l'univers au-delà des mers, mais jamais sur les sentiments. C'était personnel et beaucoup trop complexe à leurs yeux. Ils observaient leur environnement d'un regard innocent, et ne percevaient pas les mêmes détails que les adultes, et les deux amis comptaient bien profiter de cet avantage. C'était pour cela que la question étonnait tellement la petite fille. Elle se jugeait bien trop jeune pour se préoccuper de problèmes d'adulte. Néanmoins, elle décida de répondre tout de même à sa question. Elle avait promis, tout comme lui. A chaque question qu'ils se posaient, l'autre se devait d'y répondre.

    «C'est quelque chose au fond de nous qui nous rend heureux.

    -Je suis sûr que ma maman aime mon papa. Mais je sais aussi qu'elle n'est pas heureuse. Je l'entends pleurer dans sa chambre tous les soirs quand il n'est pas là, soupira alors le jeune garçon. Alors, je te le redemande, c'est quoi l'amour ?»

    La fillette réfléchit un instant, réalisant qu'il n'avait pas tort. Ses parents avaient toujours eu des problèmes, il lui en parlait régulièrement avec la même tristesse dans le regard. Elle se trouva aussitôt idiote de ne pas y avoir penser, se contentant de ses simples références. Ses parents à elle étaient heureux ensemble, même elle avec ses yeux d'enfant pouvait le voir.

    «Je ne sais pas», répondit-elle simplement tout en fixant l'horizon.

     

    *      *      *

     

    En rentrant chez moi, je suis allée en trainant des pieds dans le salon. Mon père ronflait sur son canapé, et je ne me suis pas éternisée. Allongée sur mon lit, j'ai envie de rien faire. Je n'ai même pas mangé, et je n'ai pas le courage de faire la cuisine. Je pense que je vais aller directement me coucher, pour que la journée se termine plus rapidement. Bien que le toit soit un véritable lieu de réconfort et d'évasion, le retour à la réalité est toujours douloureux. Si je pouvais, je resterais toujours là-haut, loin de tout. En me glissant sous les draps, mon portable se met à vibrer. Rick vient de m'envoyer un SMS, et je ne peux m'empêcher de sourire. Je l'ouvre aussitôt, et le lit.

    «Bonne nuit <3»

    Deux mots. Simple. Court. Bref. Mais ils suffisent à m'apaiser. Il me connait décidément par cœur. Je ferme les yeux sur ces quelques mots, et je trouve rapidement le sommeil.

    J'ai mal dormi cette nuit. Mes songes étaient perturbés par des cauchemars. Comme souvent d'ailleurs, mais je ne fais rien pour tenter de changer cela pour la simple raison que je suis totalement impuissante. Ma vie familiale est loin d'être idéale, et mes doutes quant à l'avenir sont sans doute la cause de ces perturbations nocturnes. Je ne peux que continuer de vivre, et attendre que cela passe. Mon père ne retrouvera pas du travail demain. Ma mère ne reviendra pas à la maison. Je n'ai donc pas d'autre choix que d'avancer, et espérer que les choses finissent par s'arranger. Je me lève pour me diriger vers la salle de bain. Je prends une douche bien froide, je m'habille sans trop faire attention à ce que je mets. Mon apparence est le dernier de mes soucis, et je me fiche bien de ressembler à un sac à patates immonde. Je n'ai pas besoin d'être belle, être moi me suffit. Je vais dans la cuisine sans faire attention à mon père, dormant toujours sur le canapé. Je mange un copieux petit déjeuner, fais la vaisselle, prends mon sac de cours, et m'en vais. Je descends rapidement les escaliers, ayant trop peur d'être en retard en cours. J'avance d'un pas rapide dans les rues, courant presque parfois, évitant soigneusement les passants. Quelqu'un me héle et je me retourne. Je reconnais avec bonheur mon meilleur ami. Il me sourit, me salue et nous entrons ensemble dans notre lycée. Nous discutons un moment, avant de partir chacun de notre côté. Nous ne sommes pas dans la même classe, et malgré les apparences, nous ne passons pas tant que cela de temps ensemble. Seulement le matin. Après, il rejoint ses potes pour le reste de la journée, et je ne le vois que le soir, si nous nous retrouvons sur le toit. Chose qui n'est pas systématique. Mais cela me va. Cela ne m'a jamais posé de problème. Il a fait sa vie, tandis que la mienne est momentanément en pause. Qu'il avance est dans l'ordre des choses, et qu'il me laisse petit à petit derrière lui également. Il ne s'en rend pas compte, pas encore, mais lorsque ce sera le cas, il sera trop tard. Il sera sans doute marié avec des enfants, et se rappellera de sa jeunesse et de sa meilleure amie dont il n'aura plus de nouvelles. Il se demandera alors ce que je peux bien devenir, tout en évoquant pensivement ses souvenirs avec sa compagne. Peut-être qu'il ménera des recherches, souhaitant se remémorer le bon vieux temps en ma compagnie. Ou peut-être pas. Je n'en sais rien en fait, et cela ne me préoccupe pas. J'ignore où je serai à ce moment-là, alors, cela n'a peu d'importance. Beaucoup de personnes se révolteraient en constatant cela, et essaieraient de changer cet avenir qui manque de joie. Mais pas moi. C'est dans l'ordre des choses, et je veux simplement être lucide. Me préparer mentalement, aussi, à la perte de mon meilleur ami. Je ne lui en veux pas, au contraire, il a parfaitement raison de poursuivre le cour de sa vie. Il n'a pas à mettre son existence entre parenthèse pour assurer son rôle de meilleur ami, qui n'a d'ailleurs aucun sens, au fond. Il n'y a pas de meilleur ami, il y a juste des amis qui ont leurs qualités et leurs défauts. Ils sont tous uniques, spéciaux à leur manière, et en désigner un comme meilleur serait créer un ordre hiérarchique dans ses relations amicales. Une certaine supériorité d'un individu par rapport aux autres. Un fait qui n'a absolument pas sa place dans cet univers là, où chacun à sa place qui est égale à celle des autres. Rick n'est pas meilleur que les autres. Les autres ne sont pas meilleurs que Rick. Comme tout le monde, Rick fera sa vie, sera certainement le plus heureux des hommes un jour - du moins, je lui souhaite de tout mon cœur - et m'oubliera doucement, tranquillement. Je ne suis pas de celle dont on se souvient, mais plutôt celle qu'on oublie. Je peux jouer un rôle dans leur chemin, mais mon image disparaitra de leur mémoire avec le temps. Au mieux, je peux espérer qu'ils tentent de se rappeler de moi dans quelques années, quand ils chercheront à savoir qui avait fait, dit telle ou telle chose pour eux. Néanmoins, je n'envisage pas plus. Il serait idiot de penser que j'ai davantage d'importance.

    J'entre doucement dans la salle de cours, et salue ma voisine de table, une brune extravagante du nom de Dana. Elle est plutôt sympathique, et cela fait déjà quelques années que nous sommes toujours dans la même classe. Je l'aime bien, je la considère comme une amie à force de la fréquenter. Je passe la plupart de mon temps au lycée avec elle, mais je ne lui parle pas spécialement de mes problèmes. Je n'ai pas envie que l'on me plaigne, et cela ne regarde que moi. Seul Rick est au courant, et c'est très bien comme cela. Elle me parle de tout et de rien, commente les derniers ragots en date, se moque de l'haleine malodorante du professeur de sciences naturelles. Cela me libère, me fait du bien. Pas autant que d'aller sur le toit, mais un peu tout de même. Durant ces instants, j'ai l'impression d'être comme tout le monde, une simple adolescente qui va en cours et voit ses amis, et non plus la fille qui assiste tous les jours à la déchéance de son père. Pendant le cours d'anglais, elle profite d'une absence imprévue de la professeur pour me parler d'une chose qu'elle devait juger hyper importante.

    «Je ne sais pas si tu sais, mais il paraît que ton pote, Rick, il sort avec Holly. Tu sais, la drôle de fille avec des mèches roses. Holly Doow qu'elle s'appelle je crois.

    -Cela ne m'étonne pas, il a toujours aimé les filles qui sortent de l'ordinaire, je lui dis dans un simple haussement d'épaules.

    -C'est tout que cela te fait ? Remarque, tu étais sûrement déjà au courant, tu es sa meilleure amie.

    -Non, je n'en ai jamais rien su.»

    Mon ignorance la surprend davantage, puisque Rick et moi sommes supposés tout partager. Je ne réagis pas plus que cela. Nous nous disions tout pendant un temps, puis, les choses ont changé. Nous avons grandi, nos aspirations nous ont séparé petit à petit. Nous avons toujours nos petits moments, mais je ne sais plus rien de sa vie privée, et il ne sait quasiment rien de la mienne. Apprendre par la bouche de quelqu'un d'autre qu'il est en couple avec quelqu'un n'a donc rien de surprenant, et je ne lui en veux pas de m'avoir cacher cette nouvelle. Il fait ce qu'il veut, et me confie ce qu'il veut. Dana continue d'affirmer sa surprise, même lorsque le cours d'anglais reprend. Elle m'avoue même qu'elle nous imaginait ensemble, comme beaucoup d'autres lycéens. Ils nous jugeaient, nous trouvant trop proche pour être de simples amis. Certains avaient même fait des pronostics pour déterminer dans combien de temps nous allions nous afficher. Parmi eux, il y en a encore qui continue les paris, malgré qu'il soit avec cette Holly. Je ne suis pas surprise que Dana me raconte cela. Les gens aiment les histoires, et adorent en inventer.

    «De toute façon, cela ne durera pas. Holly ne reste jamais avec le même mec bien longtemps. Tu devrais lui dire de se méfier, il va se casser les dents avec elle», m'avertit-elle en chuchotant, avant de se faire réprimander par la professeur qui déteste les bavardages.

    Je hausse simplement les épaules en guise de réponse, m'intéressant peu à cela. Mais je sais que Rick me parlera de Holly, bientôt. Il entendra les rumeurs, et s'empressera de se justifier auprès de moi avec un air penaud. Il s'en voudra de m'avoir cacher cette information, et que je l'aie apprise par les bruits de couloir. En sortant du cours pour aller à la cantine, Dana continue de me parler des nombreux défauts de Holly, tandis que mon portable se met soudainement à vibrer dans la poche de ma veste. Je le sors aussitôt, et constate que Rick vient de m'envoyer un message.

    «Toit ce soir, après les cours ?»

    Je souris, constatant que malgré les changements il reste tout de même fidèle à lui-même. Je le connais décidément par cœur.

    «Sérieux, pourquoi tu ne sors pas avec lui ?», me demande brusquement Dana, alors que je réponds rapidement à mon meilleur ami.

     

    *       *       *

     

    Les deux enfants restèrent un instant silencieux, chacun réfléchissant à la question. La fillette regardait l'eau qui lui chatouillait les pieds, et le garçon observait le ciel. La première ne savait pas comment répondre à son ami, et le deuxième cherchait lui-même une réponse.

    «Je pense que c'est comme le ciel. C'est grand et c'est beau quand il y a du soleil. Mais quand il pleut, c'est nul, murmura alors le petit garçon tout en prenant une poignée de sable pour le laisser glisser entre ses doigts.

    -C'est comme la mer aussi. Ça peut-être calme et tranquille, mais ça peut-être aussi tumultueux, perturbé par des vagues plus ou moins grandes, renchérit son amie.

    -Mais pourquoi tout le monde le recherche ? A ton avis, pourquoi les grands cherchent l'amour alors que ça peut être nul et tumultueux ?»

     

    *      *      *

     

    Je ne suis pas rentrée directement chez moi après les cours, je n'en avais pas envie. Alors que nous venions de quitter le cours de sport, Dana m'a demandé de l'aider à préparer le contrôle de mathématiques du lendemain, et j'ai accepté bien que je n'aime pas jouer les profs. Surtout lorsque les autres mettent longtemps à comprendre. Je ne possède pas une grande patience, et je m'agace vite contre eux. Heureusement, Dana ne fait pas partie de cette catégorie là, d'où mon absence de refus. Elle n'habite pas loin du lycée, si bien que nous sommes chez elle en moins de cinq minutes. Elle vit dans un grand appartement décoré avec soin dans le respect de la modernité. Qu'il soit beau n'a rien d'étonnant, sa mère est décoratrice d'intérieur. J'aime bien venir ici, bien que je sais que Dana en profite pour me parler de sa vie privée et cherche en savoir plus sur la mienne. Notamment sur ma vie amoureuse. Surtout sur cette vie là d'ailleurs. Sauf qu'elle est inexistante et que la pauvre n'a strictement rien à se mettre sous la dent. Cela m'amuse de voir sa moue boudeuse quand je lui dis qu'il ne se passe rien de spécial dans ma vie. Mais ce n'est pas le cas aujourd'hui, à cause de l'histoire de Rick et de Holly. Elle ne cesse de me parler d'eux, critiquant Holly en énumérant ses défauts, et affirmant haut et fort que Rick serait bien mieux avec moi. Selon elle, ce serait d'ailleurs la suite logique des choses. Nous avons grandi ensemble lui et moi, et il est donc normal que nous finissons notre vie ensemble. Main dans la main. En couple. Marié avec des enfants, puis des petits-enfants. Je me moque d'elle en disant qu'elle prend ses fantasmes pour la réalité, puis je l'ai invité à se reconcentrer sur les mathématiques. A l'heure actuelle, c'est plus important que tout le reste. Surtout si elle souhaite passer les prochaines grandes vacances à la plage, et non enfermée avec un professeur particulier.

    Plus tard, en début de soirée, je pars de chez elle pour enfin rentrer chez moi ou plutôt, me rendre sur le toit. Je veux voir Rick avant de revoir mon père avachi sur son fauteuil. Mais le trajet ne se fait pas paisiblement, comme à chaque fois que je vais quelque part. D'habitude, mon esprit vadrouille à droite à gauche, me permettant de m'évader et d'imaginer une vie meilleure, ailleurs. Je rêve que ma mère soit toujours là et que mon père ne soit plus au chômage et que nous ayons la vie de famille que nous ayons toujours eu. Mais cette fois-ci, les débilités de Dana me perturbent, m'empêchant de m'éloigner de la réalité. Je ne lui ai pas répondu quand elle m'a demandé pourquoi je ne sortais pas avec mon meilleur ami. Je n'avais pas envie de lui répondre, et surtout, je ne savais pas quoi dire. Et je ne sais toujours pas pourquoi, d'ailleurs. Je ne suis jamais posée la question, elle n'avait pas lieu d'être. Il n'y avait aucune raison pour que notre relation change, et Rick n'a jamais montré un quelconque signe d'une volonté qui irait dans ce sens. Nous avons grandi ensemble, et pour moi, cela me paraît incompatible avec une relation amoureuse. Mais aujourd'hui, je ne suis pas aussi sûre de moi, et c'est de la faute de Dana qui n'a cessé d'affirmer le contraire. Et cela m'agace qu'elle ait réussi à semer le doute dans ma tête. Mes certitudes sont les seules choses que je possède, et j'ai l'impression qu'elle venait de me les voler. En montant les escaliers pour aller sur le toit, j'essaie de me persuader que ses mots n'ont pas lieu de m'influencer. Moi et moi seule connait la vérité et voit la réalité. Écouter Rick me parler de Holly ne fera que confirmer cela, et je pourrai reprendre le cours de ma vie comme si de rien n'était. Il n'en pouvait qu'être ainsi.

    En arrivant enfin sur le toit, je vois que Rick est déjà là, semblant m'attendre avec impatience. Lorsqu'il remarque ma présence, je lui souris simplement sans rien dire. C'est à lui d'entamer la conversation, il en a toujours été ainsi. Et cela continuera comme cela, jusqu'à ce que nos chemins se séparent.

    «J'imagine que tu as du entendre parler de la rumeur... De cette histoire que moi et Holly...» Commence-t-il, un peu embarrassé ayant du mal à trouver ses mots.

    Je ne peux que confirmer. J'ajoute même que Dana m'en a parlé toute la journée jusqu'à l'overdose. Ma plaisanterie ne semble pas l'amuser, puisqu'il conserve son air sérieux et nerveux qu'il a depuis que je suis arrivée. Il est bizarre ce soir, il n'est pas comme d'habitude. Il m'intrigue un peu, mais ne m'inquiète pas. Il s'en veut sans doute de ne pas m'en avoir parlé, et lorsque c'est le cas, il a tendance à exagérer les choses.

    «Sache que ce n'est pas vrai. Je ne sors pas avec elle... Holly se fait des films et croit pouvoir avoir qui elle veut... Soupire-t-il tout en me scrutant avec inquiétude, guettant ma réaction.

    -Une rumeur a forcément une source, je lui fais remarquer en fronçant les sourcils, suspicieuse à cause de son manque d'assurance.

    -Elle m'a sauté dessus hier. Elle est persuadée qu'il lui suffit de claquer des doigts pour avoir le gars qu'elle souhaite, et elle m'a embrassé, m'explique-t-il de plus en plus nerveux. Mais je peux t'assurer qu'elle ne m'intéresse pas. Pas du tout même ! Tu me crois, n'est-ce pas ? Hein, tu me crois ?»

    Je l'ai aussitôt rassuré. Je n'ai aucune raison de douter de sa parole, mais son insistance me semble étrange. Je ne vois pas pourquoi il tient tant à ce que je le crois. Cela n'a peu d'importance qu'il sorte avec Holly ou non, cela ne change strictement rien. Je l'observe avec curiosité, cherchant à trouver des réponses dans son attitude, chose que je n'ai jamais voulu faire avant. Je n'ai jamais analysé ses moindres faits et gestes car pour moi tout semble être une évidence. Nous sommes simplement les meilleurs amis du monde, et il agit comme tel. Je n'avais aucune raison de penser qu'il pouvait y avoir autre chose, sauf aujourd'hui. Ce soir, je réussis à percevoir de la tendresse dans son regard, et une certaine peur panique que j'écoute les rumeurs. Je remarque qu'il fait attention à chacune de mes paroles et qu'il me détaille d'une façon étrange. Il regarde mes yeux, puis je vois son regard baisser doucement pour fixer mes lèvres avant de brusquement détourner la tête pour observer nerveusement le paysage. Il tortille ses doigts entre eux et n'est visiblement pas aussi à l'aise que je ne l'aurais cru. Quand je pose ma tête contre son épaule comme à chacune de nos pauses détentes silencieuses, je le sens se détendre petit à petit, même s'il reste tendu. Il se force à respirer plus ou moins régulièrement, comme s'il essayait de contrôler une pulsion soudaine à laquelle il ne souhaite absolument pas céder. Au moment de rentrer chez nous, il semble hésiter, voulant apparemment me dire quelque chose avant de changer d'avis. Je reste un moment dans l'entrée de l'appartement, troublée par ce que je viens de découvrir. Je suis loin d'être idiote, il est peu probable qu'il agit ainsi par simple amitié. Tout tend à penser qu'il ne me voit plus ainsi, comme simplement sa meilleure amie. Je ne sais pas trop quoi en penser. Cela me perturbe. Il a toujours été Rick, mon meilleur ami. Je n'ai jamais cherché à le voir autrement, je n'en voyais pas l'intérêt. Mais que lui n'ait plus la même vision des choses bouscule mes pensées, me faisant succomber au doute, me perdant dans les méandres de l'incertitude. Je suis tellement ailleurs que je remarque à peine que mon père n'est plus là. Je mets un temps à le voir. Je cours ensuite dans tout l'appartement à sa recherche, puis je sors précipitamment de chez moi pour courir dans la rue. Je vais dans les lieux qu'il avait l'habitude de fréquenter autrefois. Je vais dans ceux où je n'aimerais pas le voir. La nuit est tombée depuis longtemps et je suis toujours dehors à courir partout. Je pourrais tomber sur des personnes peu recommandables, mais je m'en fiche. Je le cherche dans les moindres recoins de la ville, mais je ne le trouve pas. Je finis par renoncer, et je rentre. Il est plus de trois heures du matin. Je suis épuisée, mais je n'ai absolument pas l'intention d'aller me coucher. Une fois chez moi, je me laisse tomber sur le sol, et je ne bouge plus. Je me résous à l'évidence. Il est parti. Comme ma mère, il m'a abandonné à son tour. Il ne reviendra pas. Il doit être loin maintenant. Il est parti. Et je suis seule.

    Seule.

    Toute seule.

    Brusquement, j'éclate en sanglots. Je pleure, encore et encore. Je replie mes jambes contre ma poitrine. Je les serre dans mes bras. Je pose ma tête contre mes genoux. Et je pleure. Je hurle. Je comble le silence morose de ma maison. Je crache ma haine contre ceux qui m'ont donné le jour. Je m'égosille à leur en vouloir. Je suis prête à m'arracher les cordes vocales pour tenter de comprendre leur départ. J'oublie les voisins qui doivent prier pour que je me taise. J'oublie le reste du monde. J'oublie les obligations. J'oublie les règles. Je ne pense qu'à moi, qu'à ma douleur, qu'à ma déception. Je crie ma colère. Je hurle mon chagrin. Je vocifère ma haine. Et je me replie sur moi-même. J'exprime mon incompréhension. Je sens mon cœur se refroidir et se briser. Rien ne semble pouvoir le reconstruire. Mes yeux me brûlent. J'ai du mal à respirer. Je n'en peux plus. J'ai mal. Je souffre. Je les hais. Je suis perdue. Je ne comprends pas. Que se passe-t-il ? Pourquoi sont-ils partis ? Qu'est-ce que je leur ai fait ? Est-ce non seulement ma faute ?

    La nuit se termine. Et je suis seule.

    Je me lève, enfin. J'ai mal à la gorge. Je vais dans la salle de bain. J'ouvre la porte de l'armoire à pharmacie. Je prends une boite de médicaments au hasard. Je vais dans la cuisine. Je prends un verre d'eau. Je le remplis d'eau. Je vais m'assoir sur le fauteuil de mon père. Je pose le verre d'eau sur la table basse. J'ouvre la boite. Je sors une à une les petites pilules rondes et blanches. Je les tiens toute au creux de ma main. J'en prends une. Je la mets dans ma bouche. Je m'empare de mon verre. Je bois un peu d'eau. Je repose le verre. J'en prends une autre. Comme la précédente, je la mets dans ma bouche. Je récupère mon verre. Je bois encore un peu d'eau. Le processus recommence, doucement, tranquillement. J'ai tout mon temps. Je n'ai aucune raison de me presser. Je n'attends personne. Personne ne m'attend. Je veux me sentir partir petit à petit. Je n'ai pas peur. Je suis parfaitement calme. Bientôt, je n'aurais plus mal.

    Je n'ai plus personne. Tout le monde est parti. A quoi bon rester ici ? Autant partir aussi. Je ne manquerai à personne. Je n'ai plus aucune raison de rester ici...

    Je ferme doucement les yeux.

    Seule. 

    *      *      *

     

    La fillette réfléchit. Elle leva la tête et observa le ballet de deux oiseaux dans le ciel. Volant, virevoltant au gré du vent profitant de leur liberté absolue. Ne se préoccupant de rien. Ils vivaient pour vivre. Ils vivaient pour se réveiller, se nourrir, voler, se reproduire, voler encore et dormir. Rien d'autre ne pouvait troubler leur quotidien si paisible. Elle les enviait des fois. Elle rêvait souvent d'être comme eux, elle les idéalisait de ses yeux d'enfant. Elle voulait voler, être un oiseau.

    «Les oiseaux sont libres. Ils font ce qu'ils veulent de leur journée, et ils n'ont qu'à battre de l'aile pour aller quelque part. Ils n'ont pas peur. Mais ils ne se ressentent pas l'amour, enfin, je crois. Ils n'ont pas d'attache. Ils sont libres mais au fond, ils sont seuls. Je crois que pour les adultes c'est pareil. Ils sont seuls quand ils ne sont pas amoureux. Et la solitude, c'est pas bien. Ils préfèrent peut-être prendre le risque que l'amour soit nul et tumultueux plutôt que d'être tout seul. Être tout seul, c'est pas rigolo, et c'est peut-être pire que d'être amoureux.»

     

    *      *      *

     

    Maman... Pourquoi es-tu partie ? Pourquoi tu nous as laissés seuls avec Papa ? Tu ne nous aimais plus ? Pourquoi ? J'ai besoin de toi, Maman. Tu me manques. Papa a besoin de toi aussi. Pourquoi n'es-tu plus avec nous ? Pourquoi nous avoir abandonné ? Nous avions besoin de toi... Maman... Maman je t'aime. Reviens s'il te plait. J'ai peur. J'ai mal. J'ai besoin de toi, Maman. S'il te plait, reviens. Ne me laisse pas seule...

    Papa... Pourquoi es-tu parti toi aussi ? Pourquoi m'avoir abandonnée ? Tu ne m'aimais plus ? J'ai tout fait pour t'aider, pour montrer que moi, j'étais là. J'ai voulu combler l'absence de Maman. Je te parlais tous les jours. De mes cours, de ma vie, de tout sauf de Maman. Était-ce mon erreur ? Je ne parlais pas de Maman alors tu es parti ? Qu'ai-je fait pour que tu partes ? Papa... S'il te plait, reviens toi aussi. Je ne veux pas te perdre. Reviens. Je t'en supplie, reviens. Je ne râlerai plus, promis. Je ramènerai de bonnes notes du lycée, je te le promets. Mais reviens, c'est tout ce que je te demande. Reviens. J'ai besoin de toi. Je suis perdue. Je ne sais pas où je suis. Je ne sais pas quoi faire. Papa... Papa... Reviens. Par pitié, reviens !

    Maman... Papa... Ce n'est pas vrai, je ne vous hais pas. Mais je vous en conjure, revenez ! J'ai besoin de vous ! J'ai mal ! J'ai mal ! J'ai peur, terriblement peur ! Je suis toujours votre petite fille. Je vous aime. Revenez, s'il vous plait, revenez ! Ne me laissez pas toute seule ! Revenez ! S'il vous plait, revenez !

     

    J'ouvre doucement les yeux. Puis je les referme aussitôt. Ils me piquent. C'est désagréable. Je cligne des yeux, et tente une nouvelle fois de les ouvrir. Je ne vois que du blanc. Un plafond blanc. J'entends vaguement des sons, mais je ne parviens pas à les identifier. Je m'en fiche. Je ne suis pas partie, c'est tout ce que je constate. Je suis toujours là, sentant mes membres endoloris et ma gorge affreusement irritée, en vie. En vie. Vivante. Je vois. Je sens. J'entends. Je suis consciente.

    Je pleure.

    J'ai échoué, une nouvelle fois. Je ne regarde pas la pièce. Je m'en fiche. Je pleure juste. Je suis fatiguée. Je n'en peux plus. Pourquoi suis-je toujours là ? Je suis perdue. Seule ma douleur me permet de garder un pied dans la réalité et à ne pas devenir folle. Je ne comprends pas. Que s'est-il passé ?

    «Je suis là», j'entends soudain.

    Trois mots. Simples. Mais suffisant. Je sens une main prendre la mienne. La serrer. Fort. Fort. Fort. Je n'ose pas tourner la tête. Ce serait affronter son regard. Affronter son jugement. Affronter sa déception. Affronter sa peine. Affronter sa peur.

    Sa peur de me perdre.

    Aussitôt, le remord s'empare de moi. Pendant un moment, je l'ai oublié, tellement persuadée qu'il serait capable de continuer à vivre sans moi. Pour moi, c'était la suite logique des choses, d'une manière ou d'une autre. Il aurait emprunté un chemin différent du mien, et je ne ferai alors plus partie de sa vie. Il m'aurait oublié. Je pensais qu'il en serait capable plus tôt. Mais lorsque mon regard croise ses yeux saphir brillant d'incompréhension et d'inquiétude et fatigués d'avoir trop pleuré, je compris que j'avais tort. Malgré le temps qui passe, il ne m'oubliera pas. Maintenant ou plus tard, il ne le fera pas possédant une loyauté et une fidélité sans faille. Mes certitudes se brisent petit à petit, me démolissant encore un peu plus. Je n'ai plus de base sur laquelle me reposer. Je suis perdue. Je ne sais pas quoi dire, ni quoi faire. Je me contente de le regarder, apeurée comme une enfant.

    «Je ne t'ai pas vu arriver au lycée, explique-t-il voyant que je ne prononce pas un mot, et j'ai eu un mauvais pressentiment. Alors, j'ai fait demi-tour. Les surveillants ont essayé de m'en empêcher, mais ils n'ont pas réussi. Tu ne répondais pas... J'ai défoncé la porte et … Tu m'as foutu la trouille de ma vie ! Hurle-t-il brusquement, en proie à la panique et au désarroi, ainsi qu'à l'incompréhension de mon geste. Pourquoi ? Pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi ? Hier soir, tu allais bien ! Alors pourquoi ?

    -Mon père est parti. Je … Je suis désolée de te causer tant de soucis», je lui réponds d'une voix rauque et tremblante. J'ai honte. J'ai honte de lui faire tant de mal alors qu'il a toujours été là pour moi. Il a toujours su deviner ce qui n'allait pas et ce dont j'avais besoin. Il me connaissait par cœur, et nous avons grandi ensemble. Je suis une partie de lui. Il m'apprit qu'il avait dis au médecin que mes parents étaient en voyage à l'étranger, expliquant ainsi pourquoi ils sont injoignables. Il avait menti, sachant que si la disparition de mes parents se sait, je serai alors placée en famille d'accueil, m'éloignant ainsi de lui, la seule personne sur qui je peux vraiment compter. Je conserve le silence, mais mon regard suffit à lui faire comprendre ma reconnaissance. Ainsi que ma culpabilité et mon chagrin. Il se lève pour s'allonger à mes côtés, puis me serre dans ses bras. Je ne bouge pas. Je ne fais rien. Je me laisse aller dans ses bras, bercée par le rythme calme de sa respiration, par son étreinte réconfortante. Je ferme les yeux et je tente d'oublier le monde extérieur si pénible. Dans ses bras, j'ai l'impression d'être chez moi, en sécurité. Un petit univers que je n'ai pas envie de quitter pour retourner vers le brutal extérieur. Rien ne vaut la chaleur de sa maison pour apaiser un cœur meurtri.

    La danse des médecins en tout genre me donne mal à la tête, et de plus en plus au fil des jours. Je vais bien d'un point de vu physique, mais ils trouvent toujours quelque chose pour ne pas me faire sortir. Les psychologues et autres thérapeutes viennent me voir pour me parler et essayer de comprendre mon geste. Je ne leur dis rien, préférant le mutisme à la confidence. Ils profitent juste de l'absence de mes parents pour se donner une bonne conscience. Je veux quitter ces murs blancs déprimant qui me déchirent plus qu'ils me réparent. Mais je suis mineure et sans la signature d'un tuteur légal, l'hôpital ne peut pas me laisser partir. Ils menacent d'appeler les services sociaux. Ils veulent m'enlever le peu qui me reste. Je les déteste. Je leur crache ma haine à chaque fois qu'ils me refusent la liberté, prétextant qu'ils font cela pour mon bien. Quels imbéciles ! Je ne mange plus et les aides soignantes essaient de me faire changer d'avis, mais je m'obstine à refuser. Rick s'énerve de mon entêtement, mais je m'en fiche, affirmant que tant que l'on me laissera pas partir, je ne ferai rien, absolument rien. Peu importe ce qui m'arrivera, d'une manière ou d'une autre, je partirai d'ici.

    Un soir, dormant tranquillement sur le lit inconfortable tout en ayant pris l'habitude d'avoir l'estomac vide, je sens que l'on me secoue par l'épaule. J'ouvre un œil, marmonne, commence à râler. Une main se plaque sur ma bouche pour me faire taire, et je me tourne intriguée par cette étrange attitude. Je sursaute en voyant mon meilleur ami qui me jette des vêtements au visage me demandant de me changer rapidement. Je m'exécute sans comprendre tandis qu'il surveille le couloir. Il est habillé chaudement, avec de solides chaussures de marche aux pieds et portant un énorme sac à dos qui semble à la limite de l'explosion. Mes habits sont du même type, chauds et confortables. Une fois changée, Rick me dit de le suivre en silence et nous progressons dans les couloirs de l'hôpital prudemment, évitant soigneusement le personnel de garde. L'évasion est simple, rapide et efficace, ficelé comme si elle avait été préparée pendant des heures et des heures. Le vent froid de l'hiver fouette mon visage lorsque nous sortons par une porte de secours et je ferme un instant les yeux pour profiter de l'extérieur, de l'avant-goût de liberté. Rick me ramène à la réalité et s'empare de ma main pour m'aider à accélérer la cadence dans notre course folle. Les rues sont désertes, une nuit noire s'étant emparée de la ville depuis des heures. Nous passons facilement inaperçus, ressemblant simplement à deux jeunes s'amusant après une délirante soirée. Nous arrivons jusqu'à une voiture et Rick m'ouvre la portière de la place côté passager. Je m'installe alors qu'il s'assoit derrière le volant pour ensuite démarrer la voiture. Il s'engage dans les rues, suis un trajet qu'il connait par cœur et empreinte finalement l'autoroute. Nous sommes maintenant loin de l'hôpital et nous pouvons enfin nous détendre.

    «Je ne savais pas que tu avais ton permis, je souffle finalement, contemplant l'horizon rosé par l'aube.

    -Je ne l'ai jamais passé, m'avoue-t-il alors, avec un air embarrassé. Je suis juste en apprentissage.»

    Je me tourne alors vers lui, surprise, remarquant alors les risques qu'il prend pour moi. Il a contribué à mon évasion, a pris la voiture de ses parents sans avoir son permis et a fait certainement d'autres choses que je préfère ignorer. Cela m'étonne, Rick ayant toujours été quelqu'un de droit et honnête, mais cela me touche aussi. Il se transforme en fugitif pour moi, m'entrainant dans sa danse pour me sauver et pour éviter de me perdre. Éviter que je le perde aussi. Éviter l'inévitable afin que l'on puisse rester ensemble et unis. Quelques larmes perlent sur mes joues et je ferme les yeux. Le temps passe et je ne m'en rends pas compte. Comme s'il ne compte plus, il peut bien suivre son court que cela n'a plus d'importance. Comme à la bonne époque, Rick et moi sommes dans notre univers qui nous est propre que personne ne peut comprendre. Nous sommes dans notre bulle réconfortante, paisible, sécurisante. Personne ne peut y rentrer, ni la briser, sauf nous. Mais pour rien au monde nous souhaitons la quitter et la faire disparaître. Ce n'est pas comme le toit, la bulle peut se transporter partout, tant que nous sommes ensemble. J'apprécie cela. Pour la première fois, je me sens bien, réellement bien. Mes songes m'emmènent loin de la voiture volée, loin du monde réel, et je m'y perds avec plaisir, m'y enfonçant encore plus chaque seconde. Mais lorsque j'ouvre les yeux à nouveau, le soleil est haut dans le ciel, nous roulons toujours et je ne regrette pas d'être de nouveau consciente devant tant de beauté. Le monde réel est loin, nous l'avons quitté pour partir dans le nôtre. Je ne suis plus seule dans mes rêves, il est maintenant avec moi pour me montrer que je ne suis pas seule. Remarquant mon réveil, il me prend la main, la serre, ne la quittant que pour changer de vitesse. Mon regard se perd dans le paysage. Nous sommes entourés par de la verdure, loin du gris et de la pollution de la ville. Rick s'arrête sur le bord de la route, et nous faisons une pause pour nous dégourdir les jambes. L'air froid frappe mon visage et j'inspire tout ce que je peux, m'enivrant d'odeurs et de sensations nouvelles. J'enlève mes chaussures et je marche pieds nus dans l'herbe humide qui me fait frissonner et me chatouille. Je ferme les yeux et je m'évade. Rick s'approche de moi, me prends dans ses bras. Cet endroit perdu au milieu de nulle part n'est pas ma maison, mais je m'y sens chez moi. Il n'y a pas de murs, ni de toit, juste une route et la nature à perte de vue mais j'y suis bien et je pourrais y rester longtemps sans être gênée. Lieu d'apaisement et de sécurité, de calme et de sérénité, de paix et de bonheur, coupé du monde et loin de toute existence néfaste. Le temps n'a plus de prise sur nous, et peu importe le passé et le futur. Ils ne sont plus. Il n'y a que le présent.

    Nous remontons en voiture et nous continuons de rouler. Encore et encore. Le paysage continue de défiler sous mes yeux, verdoyant et insouciant des problèmes du monde, disparaissant de ma vue aussi rapidement qu'il est apparu pour laisser place à d'autres êtres naturels illuminés par le soleil. Mes songes s'évadent, survolent au-delà du visible et dépassent le réel. Mon environnement m'échappent, un sentiment de libération s'installe et un sourire s'esquisse sur mon visage.

    La voiture s'arrête, Rick ouvre la porte puis le coffre, m'annonçant que nous allons passer la nuit ici, à la lisière de la forêt. Mes jambes se déplient, se tendent douloureusement pendant que mes pieds touchent enfin le sol. J'enlève mes chaussures et laissent l'herbe me titiller les pieds avec délice. Je fais quelques pas, admire le paysage, respire un grand bol d'air et profite de cet instant unique et incroyable. Rick ne dit rien, mais je devine son sourire, son soulagement de me voir ainsi, aussi apaisée et libérée de mes problèmes et tourments. Il me tend un sandwich que j'avale rapidement et je m'assoie sur le sol pour contempler les rayons rosés au-dessus des arbres. Rick vient enfin s'installer à côté de moi, et commence à préparer un feu de camp. Je ne fais pas tellement attention à ce qu'il fait, les yeux rivés au ciel, m'interrogeant sur cette immense univers qui intrigue l'Homme assoiffé de connaissances et de découvertes. Je pense soudainement à mes parents, me demandant où ils sont, ce qu'ils font, et pourquoi ils ne sont plus là. J'ai l'impression que cela fait une éternité que je n'ai pas pensé à eux, mais me souvenir de leur visage me fait du bien malgré que cela me serre terriblement le cœur. J'ignore pourquoi ma mère est partie. Je ne fais que supposer pour mon père. Peut-être est-il parti à sa recherche. Peut-être est-il parti pour savoir comment reprendre un semblant de vie. Peut-être est-il tout simplement parti pour un nouveau monde parfaitement inconnu qui lui semblait meilleur, abandonnant souffrance et désillusions qui rythmait son existence. Leur histoire est mon mystère, et comme tout être humain, je chercherais à comprendre, un jour. Pas maintenant, je ne suis pas encore prête à effectuer cette quête, mais un jour certain, les retrouver sera mon unique but dans la vie. Je m'allonge, mes yeux se perdant dans les multitudes étoiles, mes pensées s'égarant dans les dérives de mes questions. Je respire un grand coup, appréciant cet instant de calme et de silence. La vie est une course perpétuelle, prendre le temps de s'arrêter, de faire une pause est un luxe. Il faut courir pour se lever le matin, pour aller en cours ou au travail, pour avoir son train, pour rentrer chez soi. Il faut sans cesse se dépêcher. Travailler vite. Aller vite. Penser vite. Réfléchir vite. Choisir vite. Faire vite. Cela ne se termine jamais, le monde s'enlisant dans cette folle aventure où l'ennuie n'a pas sa place. Ne rien faire n'est que peu concevable, et même si nous voulions nous adonner à cette non-activité, nous n'aurions pas le temps. Aujourd'hui, j'ai fui la course, Rick m'ayant libéré de cette absurdité. Nous l'avons quitté tous les deux, sans nous poser de questions, faisant confiance en l'avenir et en l'autre. Peu importe ce qui nous attendait demain, nous avions tout notre temps. Notre vie ne nous convenait plus, courir n'avait aucun sens. Cela a toujours été ainsi. Nous aimions le toit pour son calme et pour le temps qui s'envolait au loin. Dorénavant, il n'a plus aucune prise sur nous. Nous avons pris le luxe de regarder les étoiles, de laisser le vent nous bercer dans nos songes, de ne rien faire que de nous évader. Mes yeux se ferment, et mon esprit ne fait plus qu'un avec les airs, virevoltant au-delà de l'imagination. Enfin, je peux me reposer.

      

    *      *      *

     

    «Tu crois que ma maman a peur d'être seule si elle n'avait plus mon papa ? Demanda alors le petit garçon, après avoir réfléchi aux paroles de son amie.

    -Je ne sais pas, peut-être. Cela expliquerait tout.

    -Mais je suis là, moi ! Répliqua-t-il, troublé, serrant de plus en plus fort une poignée de sables.

    -Tu es petit. Elle t'aime, mais tu es petit. Les grandes personnes ont besoin de grandes personnes. Les petits ont besoin des petits, pas seulement des grands. C'est comme toi. Tu as besoin de ta maman, mais tu as besoin de moi aussi. Sinon, tu te sentirais tout seul, et tu n'aimerais pas ça.

    -Et toi ? Tu as besoin de moi ?» Murmura-t-il en la regardant, alors que la fillette resserrait ses jambes contre elle, sentant les grains dorés se coller à ses pieds.

      

    *      *      *

     

    Je me suis réveillée en même temps que le soleil. Ses rayons enveloppaient mes paupières, les motivant à s'ouvrir tout doucement. Je ne bouge pas, profitant de la fraicheur matinale qui me fait frissonner. Les rêves sont toujours dans ma tête, refusant de s'en aller pour laisser place à la réalité. Je suis comme dans un cocon, emmitouflée dans mes rêveries et mes frissons. Je suis tellement bien, tellement que j'ai peur de rompre le charme si j'effectue le moindre mouvement. Je ne veux pas que cela s'arrête. Je reste ainsi pendant des minutes, voire plus, ne prêtant pas attention à pareille futilité. Puis, je finis par me retourner, étonnée de ne pas entendre un quelconque son provenant de Rick. Je ne le vois pas. Je me redresse subitement, le cherchant du regard, me demandant où il se trouve. Mon cœur tambourine dans ma poitrine, animée par le stress et la peur. Je hurle son nom à en perdre la raison, craignant le pire, terrifiée d'être seule. Il est mon pilier, il est une partie de moi, et sans lui je ne suis absolument rien. J'ai conscience du bonheur éphémère, mais je ne veux pas l'égarer maintenant. Je crie à en avoir mal, je me lève et m'égosille plus fort. Je n'arrive plus à respirer, je tourne sur moi-même, complètement déboussolée, désorientée, ne sachant plus qui je suis ni où je suis. Je ne suis qu'une frêle chose au milieu d'un gigantesque monde, et il est mon guide, ma boussole. Mes doigts s'entremêlent dans mes cheveux, les larmes se déversent sur mes joues, je ne suis plus qu'un avec la panique. Tout va trop vite, et je n'en peux plus.

    Soudain, deux mains m'empoignent par les épaules. Tout s'arrête. Je ne vois plus rien, sauf deux yeux bleus comme le ciel un jour d'été. Mes cris s'estompent. Ma respiration revient à la normale. Quelques larmes continuent de couler avant de cesser. Le silence naturel reprend ses droits et il me prend dans ses bras. Je m'accroche à lui comme si ma vie en dépendait, refusant qu'il s'en aille, qui s'éloigne de moi. Je le hais de m'avoir laissée seule, mais je l'adore de m'être revenue. Il me serre contre lui autant que moi je m'agrippe à lui. Je sens son odeur, je sens sa présence, j'entends les quelques mots qu'il murmure au creux de mon cou. Plus rien ne compte à part ce que me transmettent mes sens.

    «Ne me fais plus jamais ça. Ne me laisse pas. Promets moi de ne jamais m'abandonner, je le supplie le cœur battant au rythme de mes peurs.

    -Je te le promets.»

    Nous restons quelques instants ainsi, sans faire le moindre mouvement. Le soleil continue sa monté au ciel tandis que nous sommes immobiles, comme si le temps n'avait aucune prise sur nos existences. Je me détends, mais refuse toujours de m'éloigner physiquement de mon meilleur ami. L'idée même me paraît encore absurde, et Rick ne cherche pas non à me tenir à l'écart. Il s'éloigne un peu tout en prenant ma main dans la sienne pour maintenir le contact. Étonnamment, cela me suffit. Je sens qu'il est là, même si ce n'est plus sur chaque parcelle de mon corps. Ce simple contact remplit la nécessité de sa présence. Il est libre de ses mouvements, tout en continuant à être à mes côtés. C'est tout ce dont j'ai besoin en ce moment.

    Nous remontons dans la voiture, et nous poursuivons notre chemin dans notre monde, quittant davantage la réalité. Les paysages défilent sous nos yeux, et cela m'emplit de joie. J'imprime chaque image dans mon esprit, ne voulant pas les oublier et effacer cet agréable égarement. Depuis le départ de ma mère, je ne m'étais pas sentie aussi bien. Le toit de l'immeuble s'étend au bout du monde et mes problèmes semblent être restés derrière moi, dans la chambre d'hôpital. Je suis aussi légère qu'une plume, débarrassée de mes vieux démons qui n'inspiraient qu'à m'aspirer vers le fond du gouffre. J'ignore où Rick m'emmène, mais je sais qu'il est l'ange qui me sauve des démons et ne cherche qu'à me mettre en sécurité, loin des êtres malfaisants. Totalement en confiance, je ferme les yeux et me laisse porter par l'avenir. Peu importe ce qui m'attend, je sais que je serai bien.

    Plus tard, la voiture s'arrête. Rick sort du véhicule et ouvre ma portière pour m'inviter à descendre. Son sourire m'indique que nous sommes arrivés à destination. J'en suis que plus intriguée, et je le suis avec impatience. Le vent fouette de plus en plus mon visage, au fur et à mesure que nous grimpons la colline. Mes cheveux s'envolent dans tous les sens et me barrent la vision. Je tiens fermement la main de mon meilleur ami, craignant de m'égarer dans cet océan d'incertitude et d'aveuglement. Il est mon seul guide, lui seul sait où nous allons. Je le laisse m'emmener, peu importe ce qui se trouve au bout du chemin. Nous arrivons en haut, j'ouvre les yeux tandis qu'il me libère la main pour aller faire quelque chose. Je n'y prête pas attention, mon regard se perdant dans l'immensité bleu qui s'étend devant moi, au pied de la colline et des dunes de sables. Je reconnais cet endroit, mais je ne l'avais jamais vu de cette manière. Le paysage est calme, paisible, rien ne semble perturber ce cadre naturel qui suit simplement son cours. Je me revois courir entre les dunes, et sauter à pieds joints dans les vagues. J'entends de nouveau mon rire d'enfant, et ressent mon insouciance de l'époque qui faisait gonfler mon cœur de bonheur. Je m'imagine encore toute petite face à ce gigantesque décor impressionnant. Mais aujourd'hui, j'ai l'impression de revoir ce lieu d'un œil nouveau, toujours aussi émerveillé par tant de beauté, mais avec le sentiment de dominer les éléments, parfaitement intouchable comme s'ils n'avaient aucune prise sur moi. Je respire profondément, ferme les yeux et tend mes bras, comme pour me laisser porter par le vent. Je savoure chaque sensation comme si je les redécouvrais, comme si elles étaient totalement nouvelles. J'ai presque l'impression de voler.

    J'entends Rick derrière mon dos, qui laisse tomber quelque chose de lourd sur le sol. Je quitte mon nuage et je me retourne, pour découvrir tout un tas d'objet et une voile juste en face de lui. Il s'agenouille et commence à les manipuler tandis que je l'observe avec curiosité. Je finis par lui demander ce qu'il peut bien fabriquer, avant qu'il m'offre un sourire narquois et remplit de fierté.

    «Tu te souviens de quand on était enfant et qu'on venait ici avec nos mères ? Me demande-t-il d'un ton léger. Tu avais toujours le nez en l'air et tu admirais les oiseaux dans le ciel. Aujourd'hui, je vais te donner l'occasion de te sentir comme eux.»

    Mon visage ne cache pas ma surprise. J'ai du mal à croire qu'il se souvienne d'un si petit détail que j'avais moi-même presque oublié. Il est vrai que ces volatiles m'ont toujours fascinée et comme beaucoup de monde, j'ai rêvé un jour de pouvoir agir de la même façon qu'eux. D'être un oiseau, libre et insouciant. Mais jamais je n'aurais pu imaginer que cela soit possible un jour. Je regarde tour à tour l'océan et la voile, et mon côté rationnel reprend soudainement le dessus.

    «Mais ce n'est pas dangereux, si proche de la mer et du large ? Je croyais que cela se faisait en montagne.

    -Certes, m'avoue-t-il avec honnêteté mais sans manifester une quelconque forme d'inquiétude. Mais, tu me fais confiance ?»

    Je ne tarde pas à acquiescer, sans la moindre hésitation, même si la crainte me sert le ventre. Je ne suis pas rassurée, mais une nouvelle fois, je lui remets ma vie entre ses mains. Je l'avais suivi dans ma fuite de l'hôpital sans poser de questions, et jusqu'à maintenant, rien n'indiquait que j'avais fait le mauvais choix. Alors, tandis qu'il m'équipait, je fais s'évader mes peurs et renouvelle ma confiance en lui. Il est tout pour moi, je suis tout pour lui. Jamais il ne ferait quoique ce soit qui pourrait me faire du mal. Mon regard se perd dans l'horizon, oubliant l'espace d'un instant le présent et l'avenir me concentrant uniquement sur l'étendu bleu qui me fait face. J'ai beau sentir Rick derrière moi, je l'ignore, obnubilée par la mer. J'entends quelques mots, et je suis leur sens. Je m'avance, accélérant dans la descente, avant de sentir un brusque mouvement de recul. Je continue cependant à avancer et bientôt, mes pieds ne touchent plus la terre et je suis suspendue dans le vide. Je perds aussitôt tous mes repères et je me raccroche uniquement à Rick qui est derrière moi. Le vent nous enveloppe, et nous devons ses choses. Nous sommes les instruments de l'air, et nous nous laissons guider au gré de ses envies. Je ne contrôle absolument plus rien, je ne peux pas anticiper le futur et étrangement, je ne suis jamais sentie aussi libre. Lâcher prise et me laisser simplement vivre me fait du bien, et je profite de ce nouvel angle qui s'offre à moi. Mon regard ne sait pas où se poser et chaque image s'imprime dans ma mémoire. Le vent s'engouffre entre mes vêtements et dans mes cheveux, mais cela n'a que peu d'importance. Coupée de tout, rattachée à rien, je me sens enfin vivante. Vivante comme je ne l'ai jamais été. Vivante à un point que je n'aurais jamais pu imaginer. Le temps semble s'être arrêté tandis que nous volons dans le ciel tel deux oiseaux et je me fiche du risque d'être emportée vers le large. Peu importe si je dois périr aujourd'hui. Maintenant, je suis en vie. En vie. Simplement en vie.

      

    *      *      *

     

    La petite fille ne répondit pas, préférant le silence aux mots. Elle observa la mer, puis le ciel et le ballet des oiseaux. Elle ne savait pas quoi dire, la réponse ne venait pas d'elle-même. Son ami attendait, mais elle ne semblait pas décidée à prononcer la moindre parole.

    «Je pense... Je pense que l'on sait pas vraiment ce dont on a besoin avant d'en avoir vraiment besoin. Dans ma tête, il est évident que tu es là pour moi, mais ce n'est pas vraiment un besoin. Enfin, je ne le sens pas comme ça. Je sais juste que tu es là, et cela me suffit.»

      

    *      *      *

     

    La descente est lente, douce, et notre danse dans le ciel se termine sans heurt. Nous posons les pieds sur le sable, revenant tranquillement à la réalité. Je quitte avec regret ce monde parallèle mais je suis quand même soulagée de retrouver cet endroit tellement familier et tellement apaisant. Je me débarrasse des dernières traces de mon envol, et je m'approche doucement de la mer. J'enlève mes chaussures et les abandonne sur la plage. L'eau vient me titiller les orteils et j'avance davantage jusqu'à ce que mes pieds soient noyés par intermittence par les vagues. Je souris, les souvenirs des jeux d'enfants me revenant en mémoire. Je me rappelle de ces journées d'été où Rick et moi venions jouer sur cette plage, où nous passions notre temps à courir entre les dunes et à nous poser des questions existentielles sans vraiment les comprendre. Nos mères n'étaient pas loin, nous surveillant du coin de l'œil, mais elles n'appartenaient pas à notre monde. Dans nos esprits, elles n'étaient que des figures lointaines, presque insignifiantes. Face à l'immensité, nous n'étions que deux, ensemble. Je ferme les yeux, me laissant submerger par ces images du passé et par mes sens. J'essaie de retrouver ces sensations, ces caractéristiques de l'enfance que j'avais perdu en grandissant, en perdant ma mère puis mon père. J'entends les cris, j'entends les rires, je vois les traces dans le sable, mais je n'arrive pas à être dans la peau de la fillette. La petite est partie dans les méandres du passé où elle y a sa place et ne viendra pas dans le présent. Elle n'est plus là, elle n'existe plus. Il ne reste plus que son souvenir.

    J'ouvre les yeux, calmement, paisiblement et je remarque la présence de Rick à mes côtés. Il me sourit, me prend la main, et se perd dans l'horizon. Je le regarde un instant, avant de me perdre dans l'océan. Quelques mots s'échappent de mes lèvres, manifestation de ma reconnaissance. Puis le silence reprend ses droits, les vagues et le vent restant les maîtres des lieux. Je ne pense à rien, profitant simplement du calme de la plage.

    Puis, je pense à mes parents. Cela fait longtemps qu'ils n'ont plus occupé mes pensées. Je me demande comment ils vont, où ils sont, ce qu'ils font, s'ils pensent à moi, s'ils sont au courant de ma fuite. Est-ce qu'ils sont fiers de moi ? Je l'ignore. Mais j'ai bien l'intention de le savoir un jour, peut-être demain ou le mois prochain. Quand le moment sera venu.

    En attendant, je les chercherai, et je ferai tout pour qu'ils soient fiers d'être mes parents, pour que nous soyons de nouveau une famille. Car c'est ce qu'il y a de plus important.

    Un jour, nous serons une famille, encore une fois.

      

    *      *      *

     

    Suite à ces mots, le petit garçon se leva et enfonça ses mains dans le fond de ses poches. Il avait la tête baissé, fixant les vagues tombant à ses pieds. La fillette fit la même chose, brusquement au prise de la culpabilité. Elle eut peur de l'avoir vexé. Elle lui prit alors la main, et lui sourit doucement lorsqu'il releva la tête. Un sourire apparut aussitôt sur son visage, et ils regardèrent tous les deux le paysage qui leur faisait face. Main dans la main.

    Ensemble.

     

     

     

    Estelle, Octobre 2013----- 

     

     


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  • Les rayons du soleil effleurent la petite pousse dépassant de la coque de la graine. Elle en sort petit à petit, guidée par la lumière et par toute l'attention dont elle bénéficie. Ce processus est pénible, douloureux, mais elle persiste dans sa démarche. Elle veut découvrir le monde à la luminosité aveuglante et se mouvoir dans son nouvel environnement, loin de l'univers chaud et rassurant dans lequel elle était plongée auparavant. Soudain, elle a froid. L'air rentre en elle, et la petite chose n'a pas d'autre choix que de faire l'effort de respirer. Elle frétille dans les bras de la sage-femme, les poings serrés et les paupières fermées, sans qu'aucun son ne passe la barrière de ses lèvres malgré qu'elle fasse tout pour crier. Les médecins se lancent des regards inquiets, tout en enveloppant la nouvelle née dans une serviette pour la réchauffer. Elle est posée contre la poitrine de la jeune femme devenue mère, essoufflée et fatiguée, heureuse et inquiète. Elle sourit en voyant son enfant, mais le perd aussitôt, craignant l'absence de bruit criant. Elle ne la garde pas longtemps, les médecins devant l'examiner.

     

    Fleur est allongée dans l'herbe, observant l'étendue bleue du ciel. Ses bras soutiennent sa tête et ses cheveux flamboyants encadrent son visage de poupée. Elle donne des noms aux nuages et imagine des histoires. Elle voit des courses d'animaux heureux, jouant ensemble dans l'insouciance du bonheur. Elle sourit, rêvant d'être sur le dos d'un cheval d'un blanc léger, découvrant le monde au-delà des barrières de son école. Brusquement, on lui lance des cailloux. Elle se lève et se protège de ses frêles bras. Des garçons se moquent d'elle, mais la fillette ne prononce pas le moindre mot courant pour aller se cacher derrière des arbres.

    La petite Fleur avait poussé, sans qu'aucun son ne s'échappe jamais de sa bouche. Elle s'étend sur le monde, sans pouvoir véritablement communiquer avec lui.

     

    Seule au-dessus d'une colline, Fleur se laisse bercer par le vent et par la musique dans ses oreilles. Ses cheveux roux flottent dans les airs. Elle tournoie sur elle-même, faisant voler sa robe à fleurs. Elle apprécie la moindre petite sensation, celle de la brise sur sa peau pâle, de l'herbe fraiche sur ses pieds nus, du sentiment de liberté qui s'empare d'elle à chaque fois qu'elle s'échappe par la musique et par la danse. Elle a l’impression que rien ne peut l’atteindre, tandis qu’elle se laisse bercer, guidée par les sons mélodieux dans ses oreilles. Elle se sent aussi légère qu’une plume, libre comme l’air, son corps de jeune femme se mouvant au rythme des notes et du vent sans jamais se briser. Ses grands yeux verts observent le monde, admirent la beauté de la nature, se perdent dans la contemplation de son environnement. Sans cesser de danser, elle comprend que ses douces rêveries sont sa maison, et que ses pas légers et délicats sont son avenir, la clé de sa réussite et de son ouverture au monde qu’elle convoite tant depuis sa tendre enfance.

     

    Fleur a cessé de pousser, mais sa beauté continue de s’étendre tandis qu’elle met les pieds sur la scène. La musique commence, elle s’échappe en rythme, ne faisant plus qu’un avec la douce mélodie, subjuguant les spectateurs venus spécialement pour la voir. Repérée par le propriétaire de la salle, il lui avait donné sa chance, et plusieurs soirs par semaine, elle déploie son talent devant les yeux de tous, vivant de sa passion et partageant sa raison de vivre à qui veut bien la regarder. Elle danse, danse, danse, sans pour autant faire attention aux regards fixés sur elle, suivant le moindre ses mouvements, admirant son aisance et son incroyable capacité à ne faire qu’un avec la musique. L’Homme dans le public est perdu dans ses pensées, hypnotisé par la danse envoûtante de la demoiselle, son regard se posant tour à tour sur ses longs cheveux roux presque rouges, sur -s-les lèvres carmin, ses bras minces flottant délicieusement dans les airs, la cambrure de son dos et son incroyable chute de reins. La musique gagne en intensité, la chorégraphie aussi, la belle plante a un air de plus en plus sauvage. Emporté dans la foudre, l’Homme ne peut détacher son regard, se perdant tout entier dans sa contemplation. Le temps s’est arrêté. Le monde a disparu. Il est seul tandis que la gracieuse danseuse se meut sur l’estrade, et tournoie encore et encore dans un tourbillon de beauté. La lumière s’éteint. Les applaudissements retentissent. L’Homme revient peu à peu à lui, et soupire de déception en voyant que la pousse s’est évaporée. Il se lève, et se dirige discrètement vers les coulisses en titubant. Il déambule, ne sachant pas tellement quoi faire, un peu perdu, s’insultant de fou. Soudain, une envoûtante vision s’affiche devant lui, et il s’immobilise. Elle se tient , son regard émeraude l’interrogeant de mille questions. Elle est la même en apparence, mais semble tellement différente. Son air sauvage plein d’assurance a laissé place à une certaine fragilité et vulnérabilité sur son visage de porcelaine. L’Homme chavire, bien incapable de résister à la magnifique Fleur.

     

    La belle Fleur est splendide debout devant la mer, les pieds dans l’eau et les cheveux égarés par le vent dans le ciel rose. Il a du mal à s’avancer vers elle, jugeant extraordinaire de pouvoir l’avoir rien que pour lui. Il a rêvé pendant des jours de ces instants, et s’estime incroyablement chanceux de pouvoir se tenir aux côtés de la demoiselle semblant tellement inaccessible par sa rare beauté. Elle se tourne en l’entendant arriver, et lui offre un timide sourire qui lui fait davantage perdre la raison. Il se sent imbécile, pantois devant son visage, son regard. Maladroitement, il se penche vers elle pour lui déposer un tendre baiser sur le coin des lèvres avant de se redresser en regardant ses pieds, de crainte d’avoir mal agi. Elle lui prend doucement la main, pour l’entraîner dans une balade romantique, tandis que le soleil disparaît doucement dans l’horizon. Les mots perdent de leur utilité. Quelques gestes, quelques regards, suffisent à communiquer, à exprimer leurs sentiments communs. Les étoiles sont hautes dans le ciel. Il lui caresse avec douceur la joue du bout des doigts avant de la prendre délicatement dans ses bras, telle qu’une petite chose fragile qu’il a peur de briser, et l’embrasse avec toute la tendresse qu’il peut lui offrir.

     

    Du haut de sa colline favorite, Fleur s’étend davantage sur le monde, déployant toute sa splendeur à la vue de tous éléments. Aussi légère qu’une plume, elle laisse l’air faire voler sa robe et sa rouge chevelure pendant qu’elle ferme les yeux et respire le bonheur qui s’immisce sans cesse en elle. Ses sombres pensées lui paraissent lointaines. La méchanceté et l’ingratitude sont maintenant parties à la recherche d’autres victimes. Le temps lui échappe aussi facilement qu’elle parvient à le compter. Elle ne tente pas de le retenir, ravie de le voir s’écouler et pressée de découvrir le plus grand bonheur qui l’attend. Elle voit un avenir coloré, et oublie toute teinte grisâtre qui pourrait obscurcir son paysage. Elle ouvre les yeux, un soupir apaisé glissant entre ses lèvres fines, et elle quitte la nature pour revenir sur la scène. Un nouveau spectacle où elle s’offre davantage, plus intensément, plus vivement, plus merveilleusement aux regards des autres qui la découvrent et la redécouvrent avec un émerveillement enfantin. Mais son esprit est ailleurs, voguant au-delà des murs et de l’espace, batifolant avec son Homme dans un monde merveilleux.

    La musique cesse. Elle quitte la scène et retourne dans les coulisses, la tête remplie de bonheur et de la joie des applaudissements qui retentissent encore et encore. Elle avance avec hâte, sachant son Homme dans les locaux. Mais soudain, elle s’arrête. Elle se fige. Son sourire disparait, son esprit chute. Il est là, mais il ne la voit pas. Elle le fixe, scrute ses mains sur les hanches de quelqu’un d’autre, observe ses lèvres s’emparant d’autres qui ne sont pas les siennes. Le cœur de Fleur se fane, doucement, douloureusement. Elle fait demi-tour, et se réfugie dans sa loge. Elle s’assoit devant son miroir et regarde son reflet. La joie a disparu de son visage. Le gris est revenu. Perdue dans son naufrage, elle remarque à peine l’Homme ignorant s’approcher d’elle. Il caresse sa joue, admirant tellement sa beauté unique qu’il ne voit pas la larme mourir sur les lèvres rouges de la frêle Fleur, ni son regard noir.

     

    L’Homme marche heureux dans la rue, insouciant, ne voyant dans son esprit que sa belle Fleur virevoltant gracieusement sur scène telle qu’un pétale de rose transporté par le vent. Il s’apprête à la rejoindre, ragaillardi par la seule idée de voir son doux visage bienveillant. Il oublie son absence de signe de vie depuis quelques jours, il sait où la trouver. Il connait son amour, il est persuadé de voir un immense sourire s’étendre sur ses lèvres. Plus motivé que jamais, il accélère le pas. Il arrive devant la salle où elle resplendit plusieurs soirs durant la semaine, mais on lui apprend rapidement qu’elle n’honore pas les murs de sa présence. Déçu, interloqué, il interroge. Une bonne dame l’informe du lieu où il pourra la trouver. Il la remercie, et s’en va, nullement intrigué par le regard haineux de son interlocutrice. Il poursuit son chemin, quitte la ville pour se perdre dans un coin de nature qu’il ne connaissait pas. Il avance prudemment, cherchant du regard la beauté de son cœur. Soudain, bonheur, il la voit en haut d’une colline ! Mais brusquement, il chute, abasourdi. Il la fixe incrédule, stupide. Fleur vient doucement vers lui, sans manifester une once de gentillesse, continuant pourtant de rayonner de beauté. Elle debout, lui à genoux, elle lui tend une rose jaune. Elle le gifle, le clouant au sol. Elle fait demi-tour, et part, définitivement. Fleur monte la colline, et s’échappe dans d’autres bras avant de disparaître, laissant derrière elle l’Homme imprudent au cœur en miettes.

     

    Hypnotisé par sa beauté, il en avait malheureusement oublié ses épines…

     

     Estelle, février 2014----

     

     


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