• Comme tout le monde

    Dans mes rêves, je me vois dans un parc, tranquillement assise sur un banc tandis que plusieurs personnes passent devant moi. Il y a des familles, des couples, des groupes d'amis ou des gens seuls qui ne sont que de passage. Je les regarde défiler, et je ne fais rien d'autre. Quelque fois, je me baisse pour ramasser un ballon qu'un enfant a lancé trop loin, et je lui rends avec le sourire. Il ne se produit jamais rien d'extraordinaire dans mes rêves, et ils peuvent paraître stupides aux yeux des autres. Mais pour moi, ils sont merveilleux par le simple fait que j'ai l'impression de sentir le vent sur mon visage, d'entendre les oiseaux chanter et d'avoir l'odeur des fleurs me titiller les narines. C'est tout simple, mais cela crée en moi un sympathique bonheur éphémère.

    Puis, je me réveille. J'ouvre les yeux sur un monde gris et fade. Je tourne la tête pour voir l'heure affichée sur mon réveil, et je soupire. Je me lève pour sortir d'un pas lent de ma chambre. Je me prépare une simple tasse de thé, avant d'aller m'asseoir sur ma chaise, sagement posée, à sa place, à côté de la fenêtre donnant sur la rue. Je ramène mes jambes vers moi et j'observe l'extérieur tout en buvant tranquillement mon thé. Les gens avancent d'un pas pressé, c'est leur point commun. Certains ont leur téléphone portable vissé à une oreille, d'autres cherchent nerveusement leur clé de voiture au fond de leur sac et d'autres encore avancent en scrutant régulièrement leur montre avant de presser le pas. Ils semblent tous ne pas avoir de temps et je suis comme fascinée mais aussi terrifiée de cela. Ils portent tous de gros manteaux et d'épaisses écharpes en laine. Il doit faire froid dehors, l'hiver s'est installé dans leur vie. Il pleut aussi, un peu, juste quelques fines gouttes.

    Je peux passer des heures ainsi, à rester assise sur ma chaise à regarder dehors. Je vois les gens défiler sur les trottoirs, les voitures passer sur la route et j'essaie d'imaginer leur vie, de faire attention à leur moindre geste, leur moindre mimique, de repérer les visages que je connais déjà pour connaître leurs habitudes. Ils ignorent tout de moi, mais moi, je sais tout d'eux. Ce n'est pas difficile, ils se ressemblent tous. Leurs traits sont différents mais pourtant, ils sont tous semblables. En tant qu'observatrice, je ne peux que le constater. Ces gens sont tous pareils, dans leurs manières et leurs habitudes, mais je ne suis pas comme eux. Je ne sors jamais dehors, le monde extérieur m'est inaccessible. Je m'arrange toujours pour ne pas quitter les murs rassurants de mon petit appartement. Le reste me fait peur, me tétanise. Ces inconnus sont des étrangers, des êtres différents qui forment un immense groupe qui me terrifie. Me retrouver au milieu d'une foule m'est insupportable et je préfère rester chez moi, avec la solitude pour unique compagnie. Les gens sont loin de moi et ils ne savent même pas que j'existe.

    C'est peut-être pour cela que je me sens différente. Je ne suis pas comme eux. Eux, ils parviennent à sortir et à vivre leur vie dans la société. Moi, je reste seule à les observer, ne supportant pas l'idée de devoir les rejoindre. Je ne suis pas comme eux, je ne peux donc pas faire partie de leur groupe. Pourtant, je suis assez banale, similaire à n'importe qui. Je pourrais facilement me fondre dans la masse et me faire oublier du monde sans aucun problème. Je n'ai même pas un quelconque signe distinctif qui puisse être jugé anormal, m'éloignant ainsi du reste du monde. Mais je suis tout de même différente. J'ignore en quoi exactement, mais je ne suis pas comme eux. Et cette différence fait que je ne peux pas me mêler à eux. C'est tout à fait impossible.

    Soudain, la sonnette se fait entendre. Je sursaute, apeurée par cette soudaine intrusion dans ma vie, perturbant mes habitudes. Je reste immobile sur ma chaise, refusant obstinément de bouger. L'inconnu va se lasser de l'absence de réponse, et finira par s'en aller. Du moins, je l'espère. Mais étonnamment, il n'insiste pas. Seul le silence semble s'installer suite à cette perturbation. Au bout de quelques minutes, je me lève, intriguée par cette étrange visite. J'ouvre légèrement la porte et je ne vois personne. Je baisse le regard, et je remarque une grande boite en carton posée sur le sol. Je me dépêche de la récupérer pour ensuite fermer la porte à clé, soulagée de n'avoir vu personne. Je retourne sur ma chaise et j'ouvre le carton avec empressement et curiosité. A l'intérieur, il y a quelque chose d'enveloppé dans du papier et une lettre posée dessus en évidence. Je la prends et je la déplie pour lire les quelques mots gribouillés sur la feuille blanche.

    «S'il te plait, viens. Mets ça et tu seras comme tout le monde.»

    Ce n'est pas signé, mais toute signature est inutile. Je laisse la feuille glissée entre mes mains, tombant doucement jusqu'au sol, juste à côté de moi, et elle ne m'intéresse plus. Mon attention se concentre uniquement sur ce qui est caché, et je ne tarde pas à enlever le papier pour y découvrir un magnifique masque. Le visage est blanc, les lèvres sont colorées de roses et de paillettes et les contours des yeux sont joliment ornés de doré. Il est entouré d'une décoration en forme de feuilles roses, ainsi que de quelques et légères plumes rouges. Il y a aussi un fin bâton blanc attaché au masque, permettant de le tenir. En-dessous, soigneusement dissimulée mais néanmoins visible lorsque l'on y fait attention, se trouve une invitation pour une soirée costumée qui a lieu le soir même. Je lâche brusquement le masque et je rejette violemment la boite où il se trouve pour ensuite me recroqueviller sur ma chaise, me balançant légèrement d'avant en arrière. Elle veut me faire sortir de chez moi et m'inciter à me mêler à une foule d'inconnus qui me terrifie. Elle veut me forcer à affronter une multitude de visages que je ne connais pas mais qui vont se tourner dans ma direction. Ces gens vont donc me détailler, me juger, voir ma différence. J'imagine déjà leur regard sur moi, et j'entre dans un état de panique incontrôlable. Mes doigts se mêlent à mes cheveux, quelques larmes parvenant à couler sur mes joues et j'essaie de respirer calmement pour apaiser mes tremblements. Je finis par tomber de ma chaise, mais je reste allongée sur le sol, enfermée dans ma bulle de terreur. J'essaie de penser à autre chose, sans réellement y parvenir. La perspective de devoir me rendre à cette soirée m'obsède et plus c'est le cas, plus mon angoisse s'intensifie. Mes tremblements cessent. Je reste immobile sur le sol, mes yeux fixant d'un air perdu un point invisible sur le plafond. Ma crise m'a comme épuisée, je suis incapable de penser à quoique ce soit, de faire un quelconque mouvement. J'attends, sans plus me préoccuper de rien, oubliant les secondes qui défilent, ignorant la journée qui continue sans moi. Je ne remarque pas la lumière du jour qui diminue, et je ne réagis pas lorsque quelqu'un frappe à la porte. Je refuse de bouger, l'immobilité ayant un étrange effet apaisant sur moi. Un bruit de clé dans une serrure parvient vaguement à mes oreilles et quelqu'un entre doucement dans mon appartement. Je perçois d'autres sons, mais je n'y fais pas attention. Elle me force à me lever, et je me laisse faire comme si je n'étais qu'une vulgaire poupée sans vie. Je jette à peine un coup d'œil sur le visage, identique au mien, de ma sœur qui me sourit. Elle est la seule personne que je peux supporter près de moi. Notre ressemblance doit y être pour beaucoup. Elle n'a rien d'une inconnue, elle est en tout point identique à moi et notre seule différence majeure est qu'elle est plus vive, plus ouverte, plus joyeuse que moi. Elle essaie de m'aider du mieux qu'elle peut, et elle est bien la seule à ne pas abandonner le cas désespéré que je suis. Elle me vêtit d'une belle robe rouge et dorée à laquelle je ne prête pas beaucoup attention. Je me laisse faire sans protester, me sentant comme vidée de toute émotion. Elle me tend le masque que j'ai laissé tomber pour que je le prenne, et nous partons de chez moi. En passant avec difficulté la porte à cause de ma tenue encombrante, je réalise réellement ce qui va m'arriver. J'essaie de faire demi-tour, mais ma sœur me retient et me force à la suivre. Je n'ai plus le choix, je dois continuer. Je reprends mon précédent état, la laissant me guider sur le chemin vers ma future souffrance, n'ayant plus la force de lutter d'une quelconque manière. Je ne fais de nouveau plus attention à rien. Je suis comme coupée du monde et de la réalité, ne faisant même plus attention aux gens qui déambulent sur le trottoir durant le trajet en voiture. Je suis surprise de constater que nous sommes déjà arrivées sur le lieu de la soirée. Nous entrons dans le bâtiment, laissons nos manteaux au vestiaire, et allons dans la salle. Plusieurs personnes sont présentes à l'intérieur, et mon premier réflexe est de me réfugier dans un coin, le plus loin d'eux possible.

    Ma sœur me suit, sans prononcer le moindre mot. Elle tente ensuite de me rassurer, m'invite à mettre mon masque et à observer les autres. Pour une fois, je décide de suivre ses conseils et je remarque que chaque personne présente arbore un masque devant son visage, chaque masque étant plus magnifique les uns que les autres, détournant sans difficulté l'attention. Mes yeux se posent sur les masques, et non sur les visages dont je me fiche. Je regarde ensuite ma sœur, qui affiche un sourire en coin avant de le cacher derrière le sien. Je n'ai pas lu l'invitation en entier, et elle l'a deviné. Elle me laisse pour s'avancer dans la foule et les rejoindre avec aisance. Elle fait partie de ce groupe, ce n'est pas difficile pour elle d'être avec eux, contrairement à moi. Je finis par leur tourner le dos, et je me retrouve en face d'un grand miroir. Je détaille mon reflet avec curiosité, mon regard se posant tout d'abord sur ma robe puis remontant vers mon visage que je ne peux pas voir, car soigneusement dissimulé. Puis, j'observe l'image de la foule derrière mon dos. Tout le monde est vêtu de la même manière que moi, et je suis incapable de voir le visage de qui que ce soit. Je n'arrive même pas à apercevoir ma sœur. Ils sont tous pareils, et ce soir, ce miroir me permet de comprendre que je suis comme eux. Je souris, heureuse de cette constatation, bien que cela ne se voit pas. Soudain, je me sens plus calme, plus apaisée. Je ne panique pas lorsque je remarque que quelqu'un s'approche de moi. Il s'incline, entrant dans un amusant jeu de rôle, puis tend la main dans ma direction. Je la scrute avec curiosité, puis je la saisis sans la moindre hésitation. Il m'attire vers la foule, et pour une fois, je ne prends pas la fuite.

    Je viens de trouver ma place, et il n'est plus question de reculer.

    Ce soir, je suis comme tout le monde. 

     

    -----------------------------------------------------------------------------------Estelle, Participation au --------------------------------------------------------------concours de la nouvelle du CROUS 2012/2013


  • Commentaires

    1
    Dimanche 11 Juin 2017 à 16:25

    C'est un magnifique texte *-*

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :